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l’auteur de David Copperfield, comme aussi l’auteur de Don Juan au-dessus du reste des musiciens, une foule de « délicats » s’étaient mis à mépriser l’un et l’autre de ces deux grands hommes, — sauf, pour un certain nombre d’entre eux, à se garantir efficacement contre la dangereuse séduction que risquerait d’exercer sur eux l’œuvre de Mozart, ou celle de Dickens, en prenant d’avance le parti de ne les point connaître. Il m’est arrivé ainsi de rencontrer, il y a un quart de siècle, de jeunes lettrés anglais qui affirmaient n’avoir jamais lu un roman, de Dickens : ce qui ne les empêchait pas de s’ingénier ensuite à me démontrer l’extrême indigence littéraire de ces romans, et combien leur était supérieur, en toute façon, le moindre récit d’un Thackeray ou d’un Meredith. Ceux-là seuls, les Thackeray et les Meredith, avaient le droit de figurer, dans l’estime de leurs compatriotes, à côté de ces admirables poètes anglais de l’ « ère victorienne, » dont le plus original et le plus parfait était précisément Algernon Charles Swinburne, l’auteur des Poèmes et Ballades et de Chastelard. Et voilà que le même Swinburne, dans un recueil où se déployait à nouveau son génie d’audacieux créateur d’images et de rythmes, voilà que, non content de proclamer Dickens le « premier des grands Anglais de sa génération, » il n’hésitait pas à le ranger en compagnie de ce Shakspeare que l’on s’accordait communément à tenir pour une sorte de personnage surnaturel, ne souffrant pas qu’aucun autre nom d’écrivain se trouvât jamais accouplé au sien !

Je m’empresse d’ajouter qu’aujourd’hui, au lendemain du centenaire de la naissance de Dickens, l’opinion exprimée sur celui-ci par Charles Swinburne, dans son sonnet de 1882, n’aurait plus de quoi indigner, ni étonner personne. Le plus populaire des romanciers anglais est décidément sorti vainqueur de l’âpre bataille que lui ont livrée la plupart des lettrés de la fin du XIXe siècle, et tout porte à penser que sans cesse maintenant les historiens de la littérature de son pays continueront à le ranger non seulement au-dessus des autres grands conteurs de l’ « ère victorienne, » mais au-dessus même de ces Fielding, et Goldsmith, et Sterne dont il est bien vrai que les génies divers se sont comme rassemblés et fondus dans le sien. J’ai eu du reste l’occasion de signaler ici, tour à tour, les deux phases les plus mémorables de ce qu’on pourrait appeler la résurrection de la gloire de Dickens[1]. Lorsque, aux environs de 1900, l’ingénieux romancier George Gissing a fait paraître une édition abrégée et remise au point

  1. Voyez la Revue des 15 novembre 1902 et 15 février 1907.