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Et, dès ce moment, telle chose que tu sais bien, et telle autre chose encore ne te sera plus permise, — pour jamais, pour l’éternité ?... »

L’éternité ! Quel mot ! Augustin était saisi d’épouvante. Puis ayant réfléchi, il leur disait : « Je vous connais, je vous connais trop ! Vous êtes le Désir sans espérance, le gouffre sans fond, que rien ne rassasie. J’ai assez souffert à cause de vous ! » Et le dialogue angoissé reprenait : « Qu’importe ! Si le seul bonheur possible pour toi, c’est de souffrir à cause de nous, de jeter ta chair au gouffre vorace, sans fin, sans espérance ! — Bon pour les lâches !... Pour moi, il y a un autre bonheur que le vôtre, il y a autre chose : j’en suis sûr ! » Alors, les amies, un moment déconcertées par ce ton d’assurance, chuchotaient d’une voix plus basse : « — Si pourtant tu perdais ce misérable bonheur pour une chimère encore plus creuse !... D’ailleurs tu t’abuses sur ta force : tu ne pourras pas, tu ne pourras jamais te passer de nous ! » Elles avaient touché le point douloureux : Augustin n’avait que trop conscience de sa faiblesse. Et sa brûlante imagination les lui évoquait, avec un extraordinaire éclat, ces plaisirs dont il ne pourrait se passer. Ce n’étaient pas seulement les voluptés de la chair, mais aussi ces riens, ce superflu, « ces plaisirs légers qui font aimer la vie. » Les vieilles amies perfides chuchotaient toujours : « Attends encore ! Les biens que tu méprises ont leurs charmes : ils offrent même de grandes douceurs. Tu ne dois pas en détacher ton cœur à la légère, car il serait honteux pour toi d’y revenir ensuite. » Ces biens qu’il allait abandonner, il se les énumérait, il les voyait resplendir devant lui et se teindre des couleurs les plus captivantes : le jeu, les festins somptueux, la musique, les chants, les parfums, les livres, la poésie, les fleurs, la fraîcheur des forêts (il se rappelait les bois de Thagaste et les chasses avec Romanianus), enfin tout ce qu’il avait aimé, — jusqu’à « cette candeur de la lumière, si amie des yeux humains. »

Pris entre ces tentations et l’ordre de sa conscience, Augustin ne pouvait pas se décider, et il s’en désespérait. Sa volonté affaiblie par le péché était incapable de lutter contre elle-même. Et ainsi il continuait à subir la vie et à être « dévoré par le temps. »

La vie de ce temps-là, si elle était supportable pour les gens paisibles, volontairement éloignés des affaires et de la politique.