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s’appelle Pierre et il est poète : c’est tout ce que nous saurons de lui — et qu’il est épris de Françoise, femme de Paul, son ami. Il reçoit une lettre de la jeune femme : « Venez aux Cerises (c’est le nom de la propriété). Mon mari n’y sera pas. » Cette lettre le flatte, mais aussi elle le scandalise. Est-ce qu’une femme bien élevée écrit à l’ami de son mari, et pour lui donner un rendez-vous encore ? Pierre n’ira pas aux Cerises. La toile tombe.

La toile se relève. Nous ne doutons pas que Pierre ne vienne aux Cerises, et Françoise n’en doute pas plus que nous. Aussi engage-t-elle vivement son mari et ses enfans à partir sans retard pour la visite qu’ils ont à faire. Restée seule, elle prend le dernier volume de vers de Pierre et en lit tout haut une pièce. Elle en lit une seconde. Ce n’est pas que les vers soient mauvais, mais au théâtre ils tiennent un peu trop de place. Elle lit une troisième pièce. Est-ce une séance de récitation ? Une quatrième... Tout le volume y passera. Nous nous prenons à souhaiter que Pierre ne se fasse plus trop attendre. Quand il arrive, ils n’ont guère le temps de causer, mais il l’embrasse. Survient le mari qui, lui aussi, se penche pour embrasser la jeune femme : « Pas sur cette joue-là ; j’ai mal aux dents. » Et la toile tombe.

Quand elle se relève, Pierre est en train de consulter l’indicateur. Puisqu’il a décidé de fuir avec sa maîtresse, il faut bien qu’il étudie l’horaire des trains. Ah ! si les trains pouvaient ne jamais partir ! Mais c’est une folle hypothèse. Il y a un train à huit heures quarante-cinq : c’est celui qu’il faut prendre. Quel scandale ! Impossible maintenant de reculer, mais quel scandale ! Peintres et poètes, sous quelles fausses couleurs ils ont représenté l’embarquement pour Cythère !... Jamais séducteur n’a enlevé une femme avec aussi peu d’enthousiasme. Irrésistiblement nous vient à l’esprit la comparaison de Pierre avec un chien qu’on fouette.

Quand on a si peu d’illusions, au départ pour l’adultère, on a tôt fait d’être à bout. Dès l’entrée en gare à Burgos, la provision était épuisée. Alors commence pour les deux amans une vie d’enfer. Pas d’argent, pas de santé, plus d’amour. La blanchisseuse qui n’est pas payée refuse de livrer le linge. Françoise est obligée de vendre ses derniers bijoux. Elle tombe gravement malade, et son amant lui obtient à grand’peine un lit à l’hôpital. Non, ce n’est pas gai, l’amour à Burgos ! On comprend que Pierre renonce à ses joies pour se faire capucin. En somme, il abandonne la femme qu’il a « enlevée, » ce qui, au regard de l’honneur mondain, n’est pas très chic. Pierre est