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beaucoup de peine à se débarrasser de tous ses préjugés manichéens. Le problème du mal restait, pour lui, insoluble en dehors du manichéisme. Dieu ne pouvait pas être l’auteur du mal. Cette vérité admise, il en vint à penser qu’il n’existe pas de choses mauvaises en soi, comme l’enseignaient ses anciens maîtres, — mauvaises par la présence en elles d’un principe corrupteur. Toutes les choses, au contraire, sont bonnes, quoique à des degrés différens. Les imperfections apparentes de la création perceptible par nos sens s’évanouissent dans l’harmonie du tout. Le crapaud et la vipère entrent dans l’économie d’un monde parfaitement ordonné. Mais il n’y a pas que le mal physique, il y a aussi le mal que nous faisons et le mal que nous souffrons. Le crime et la douleur sont de terribles argumens contre Dieu. Or les chrétiens professent que l’un est le produit de la seule volonté, humaine, de la liberté dépravée par la faute originelle, et que l’autre est permise par Dieu, en vue de la purification des âmes. C’était une solution sans doute, mais qui suppose la croyance aux dogmes de la chute et de la rédemption. Augustin n’y croyait pas encore. Il était trop orgueilleux pour reconnaître la déchéance de son vouloir et la nécessité d’un sauveur : « L’enflure, — dit-il, — l’enflure de mon visage me fermait les yeux. »

Néanmoins, c’était un grand pas de fait que d’avoir rejeté le dogme fondamental du manichéisme, celui de la double substance du bien et du mal. Désormais, pour Augustin, il n’existe plus qu’une substance, — unique et incorruptible, — le Bien, qui est Dieu. Mais cette substance divine, il la conçoit encore en pur matérialiste, tellement il est dominé par ses sens. Dans sa pensée, elle est corporelle, étendue et infinie. Il se l’imagine comme une sorte d’océan sans limite, où, pareil à une énorme éponge, baignerait le monde, qu’elle pénètre de partout... Il en était là, lorsqu’un de ses amis, « homme gonflé d’un orgueil démesuré, » lui mit entre les mains quelques dialogues de Platon, traduits en latin par le célèbre rhéteur Victorinus. Remarquons-le en passant : Augustin, à trente-deux ans, rhéteur par métier et philosophe par goût, n’avait pas encore lu Platon. Cela prouve une fois de plus combien l’enseignement des anciens, semblable, en cela, à celui des musulmans d’aujourd’hui, était oral. Jusqu’alors, il n’avait connu Platon que par ouï-dire. Il le lut donc, et ce lui fut comme une révélation. Il apprit qu’il