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toutes les victimes de l’art officiel, » — il exprimait un sentiment généreux. Mais lorsqu’il ajoutait : « Ils ne constituent pas seulement l’immense majorité des artistes présens, ils forment la réserve de l’avenir. De cette couche profonde sortiront nos futurs génies. La République, qui naît et qui a besoin de serviteurs utiles, doit leur montrer de la bienveillance ; ils lui rendront un jour, en honneur et en gloire, plus qu’elle ne leur a avancé en intelligente protection, » — il ajoutait à ses idées généreuses une conclusion tout à fait enfantine. L’histoire de l’art tout entière nous enseigne qu’il n’y a aucun rapport entre le régime libéral adopté par un pays et la production du talent artistique dans ce pays.

Il n’y a jamais eu moins de liberté qu’en Espagne sous Philippe IV, ni un plus grand artiste que Velazquez. L’Angleterre n’a pas vu travailler sous ses parlemens un portraitiste aussi parfait que, sous son roi absolu Charles Ier, a été van Dyck. Les Médicis, à commencer par Cosme l’Ancien, le père de la patrie, étaient des tyrans, et Michel-Ange fut un peu bâtonné par le Pape. Les deux pays les plus libres du monde : la Suisse et les États-Unis, n’ont jamais produit un seul génie artistique, et si l’on considère les différentes époques politiques dans le même pays, comme en Italie, on voit que les grands artistes y ont surgi en foule aux époques de tyrannie et que pas un ne s’est montré depuis l’ère de la liberté.

C’est donc vainement qu’on parle de protection et de liberté accordées aux arts. En réalité, tout protecteur a été un tyran. La plupart des grands maîtres n’ont jamais pu faire agréer leurs plans à ceux qui les faisaient vivre. Aujourd’hui, le moindre élève sorti de l’École de Rome, pourvu d’une commande de l’État, réalise plus facilement son rêve, que Mantegna, aux ordres d’Isabelle d’Este, obligé de traduire les minutieux thèmes de sa protectrice, ou que van Dyck qui rêva, toute sa vie, de faire de la grande peinture décorative et qui fut toujours obligé par son protecteur de s’en tenir aux portraits. Il n’est pas dit, d’ailleurs, que le tyran, qui empêcha van Dyck de se répandre en de grandes compositions, ne lui ait pas rendu service. Il n’est pas dit, non plus, que pour les caractères forts, capables de puiser dans un échec passager une énergie nouvelle, la sévérité, ou même l’injustice d’un jury ne soient pas quelquefois une bonne épreuve, tandis que les succès trop faciles et trop prompts