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toute la ville était en liesse. Cependant, il était triste, ayant conscience d’avoir débité beaucoup de mensonges, et surtout parce qu’il désespérait d’être heureux. Ses amis l’accompagnaient. Soudain, en traversant une rue, ils aperçurent un mendiant, complètement ivre, qui se livrait à une folle joie. Ainsi, cet homme était heureux ! Quelques sous avaient suffi pour lui donner la félicité parfaite, tandis qu’eux, les philosophes, en dépit des plus grands efforts et malgré toute leur science, ils s’agitaient inutilement vers le bonheur. Sans doute, quand l’ivrogne serait dégrisé, il se trouverait plus malheureux qu’avant. Qu’importe, si ce misérable bonheur, même illusoire, peut exalter à ce point un pauvre être, l’élever ainsi au-dessus de lui-même ! Cette minute au moins, il l’aura vécue en toute béatitude. Et la tentation venait à Augustin de faire comme le mendiant, de jeter par-dessus bord son fatras philosophique, — et de se mettre à vivre tout simplement, puisque la vie est bonne quelquefois.

Mais un instinct plus fort que celui de la volupté lui disait : «  Il y a autre chose ! — Si c’était vrai ? — Peut-être que tu pourrais le savoir. » Cette pensée le tourmentait sans relâche. Avec des intermittences de ferveur et de découragement, il se mit à chercher cette « autre chose. »


V. — LE CHRIST AU JARDIN

« J’étais las de dévorer le temps et d’être dévoré par lui : » toute la crise d’âme que va subir Augustin peut se résumer en ces quelques mots si ramassés et si forts. Ne plus se répandre dans la multitude des choses vaines, ne plus s’écouler avec les minutes qui passent, mais se recueillir, s’évader de la dispersion, pour s’établir dans l’incorruptible et dans l’éternel ; briser les chaînes du vieil esclave qu’il est toujours, afin de s’épanouir en liberté, en pensée, en amour : voilà le salut auquel il aspire. Si ce n’est pas encore le salut chrétien, il est sur la voie qui y conduit.

On peut se complaire à tracer une sorte de graphique idéal de sa conversion, resserrer en une chaîne solide les raisons qui le firent aboutir à l’acte de foi : lui-même peut-être a trop cédé à cette tendance, dans ses Confessions. En réalité, la conversion est un fait intérieur, et, — répétons-le encore, — un fait divin,