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il n’est point fait pour être « gladiateur, » encore moins, conducteur d’hommes. L’incomparable vigie peut scruter l’horizon et signaler les tempêtes qui viennent du large ; il n’est point de ceux qui les dispersent. Cet aristocrate n’agit que dans le secret et sur les puissances ; mais ceux-là seuls entraînent les foules qui pensent, luttent, souffrent, pour elles et avec elles. — Un système ? On a pu dire que sa pensée légère flottait à la surface des choses, sans les pénétrer, que ce génial railleur, qui s’amusait des vices de son siècle, se souciait peu de les corriger. Il suffit de lire Érasme pour l’absoudre de ces critiques ; mais ce fut la faiblesse de ce grand esprit, si fin, si souple, si ouvert, de ne point pouvoir, par ses qualités mêmes, ordonner sa pensée dans une doctrine ou la condenser dans des formules. On chercherait en vain dans son œuvre ce qui fut la force de Luther ou de Calvin : ces idées simples, qui rayonnent en phrases sonores, jetées comme une fanfare, aux vents du ciel ; ces raisonnemens serrés, qui enlacent l’esprit et l’étreignent dans l’évidence. Lui, a horreur du dogmatisme. Il propose plus qu’il ne démontre ; tout système lui répugne comme une geôle ; ménageant ses idées comme ses émotions, il disperse ses vérités, rayons de lumière discrets, projetés en tous sens, que la main de l’ouvrier ne sait pas ou ne veut pas réunir. Assurément, il y a dans Erasme une doctrine, à la fois chrétienne et humaine. Mais cette pensée savante et subtile contient trop de nuances, trop de réserves pour qu’elle crée des certitudes et une foi.

Et surtout à ce génie, il a manqué une âme. Il ne vibre point : il ne passionne et ne se passionne point ; il ne souffre que dans sa vanité. Ne demandons point à son stoïcisme l’heureuse faiblesse des larmes. S’il a été chrétien, sincèrement, profondément, cette religion a la sérénité marmoréenne d’une belle philosophie : « la philosophie du Christ. » Harmonie et équilibre, elle est plus un produit de son cerveau qu’un jaillissement de vie intérieure. Qu’on compare ce christianisme, plus intellectuel que mystique, à la richesse de vie et d’accent d’un Luther... Et c’est pourquoi, apôtre d’une élite, le grand humaniste devait compter avec le temps. Il avait pu croire qu’il finissait en vaincu. Suspect aux catholiques, censuré par les théologiens, chassé de Baie, en iS29, par les évangéliques, il devait s’éteindre tristement, désespérant de la grande cause de l’unité et de la paix. Mais il était de ceux qui ont raison à distance,