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redoutait, le cyclone prévu, mais foudroyant, qui va balayer l’Allemagne. Un bruit assourdissant de vociférations et de libelles, la discorde, bientôt l’émeute, dans l’église, sur la place publique, des couvens fermés ou détruits, des moines qui défroquent, des prêtres qui se marient, des seigneurs qui pillent, des prophètes qui dogmatisent, puis, sous l’empire de la grande névrose religieuse dont Luther lui-même s’épouvante, la multiplicité des sectes, l’anarchie morale ou sociale, des brutes illuminées et fanatisées qui, affranchies de l’Église, veulent jeter bas la société, des châteaux qui flambent, le Christ prêché par le fer et par le sang, un pandémonium de démens et de scélérats qui se croient appelés par l’Esprit à changer le monde ; et ces fureurs au nom de l’Évangile ! Quel spectacle offre la moitié de l’Europe ! Jamais licence plus grande n’a été donnée « à l’impudence, à la sottise, au crime... » Le monde retourne « à la barbarie turque. » Il n’y sera bientôt plus d’asile pour la pensée ; où le sage fuirait-il ?... « Il vaudrait mieux cultiver son champ. »

Décidément, Érasme sera catholique. Et être catholique, c’est rester avec Rome, chef et symbole de l’unité. Dès 1519, il avait écrit à un ami de Bohême, qui le pressait de se joindre à Luther : « Je serai pour lui, s’il est avec l’Église. » Un an plus tard, il précise : « Je reconnais l’Église romaine, qui ne diffère point, à mon sens, de l’Église catholique. Ni la vie, ni la mort ne me sépareront d’elle, à moins qu’elle-même ne se sépare du Christ. » La réserve même du début ne tiendra pas longtemps. En 1518, l’humaniste pouvait s’abstenir encore, suivre d’un regard bienveillant ou amusé les attaques contre les indulgences, la scolastique et les moines. Après la Captivité de Babylone, le doute n’est plus permis. Luther est d’un côté, l’Église de l’autre ; non seulement il faut choisir, mais il faut combattre. Dès la fin de 1521, les instances de Rome, les démarches des princes, de ses amis, les violences des luthériens, la pression de l’opinion catholique ne lui laissent plus le moyen de se dérober. « Ils me traitent comme un adversaire, écrit-il à Mazzolini : je le suis. » — Ce n’est plus seulement par des raisons de sentiment. Il a pris une conscience plus nette du conflit doctrinal : celui-là même qui va heurter la Réforme et la Renaissance et, avec elles, deux conceptions du christianisme : l’une qui, pour en faire goûter l’efficace consolatrice, lui immole la nature ; l’autre