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Ce ne sont point seulement les natures qui se heurtent, mais le sens de l’action, l’idéal de vie qui s’opposent.

Le grand humaniste est un pacifique. Par conviction, par tempérament, il est l’ennemi de toute violence, même au service de la vérité. « La paix et l’union, aime-t-il dire, voilà toute la somme de notre religion. » Comment donc, si favorable qu’il fût aux idées de Luther, eût-il pu approuver son attitude ? Ces emportemens, cette véhémence dominatrice, cette impatience d’avoir raison, l’effrayent. Dès le printemps de 1518, il confie ses craintes au recteur d’Erfurt. L’année suivante, c’est Luther lui-même qu’il s’efforce de modérer, « Prenons garde, lui écrit-il, de ne rien faire, de ne rien dire, qui sente l’esprit d’arrogance ou de faction...» Il priera Melanchthon d’agir pour que « le ciel tempère le style et l’esprit de son maître. » Peine perdue ! A l’exemple du Christ, Luther ne se flattait-il point d’être venu déchaîner la guerre ? A mesure que le réformateur redouble d’invectives et d’audace, grandit cette aversion. Après la bulle, Érasme stupéfait peut se demander « quel dieu agite » le grand révolté et le pousse à s’élever « avec cette licence contre le pontife romain, les écoles, les ordres. » Non, « nul ne retrouve ici l’esprit de l’Evangile. » Un an plus tard, c’est tout le parti dont les violences vont le détacher à jamais du luthéranisme comme de son chef.

Car Luther est dépassé. Contre la vieille faction des moines, des « pharisiens, » des « théologastres, » sa révolte n’a créé, en effet, qu’une « faction nouvelle, » aussi injuste, aussi étroite, aussi enragée : coalition d’élémens divers et mêlés, d’idées nobles, d’espoirs sincères, de chrétiennes attentes, mais aussi de haines, de licences, de débordemens, armée composite et disparate, qui suit son chef et qui le pousse, le jetant dans des violences contraires à sa doctrine et indignes de son génie. Voilà bien le sort de toute révolution de remuer cette lie humaine. De jour en jour, « la secte luthérienne croît en nombre, mais aussi en fureur, en imposture, en arrogance. Elle mord à pleines dents. Elle jette l’outrage à la face de tous avec une impudence barbare. » Ce sont « des fous et des sots... Que parlent-ils de renouveler le monde quand ils ne peuvent se réformer eux-mêmes ? Pour quelques-uns qui rêvent une réforme, combien ne cherchent que la folle liberté des plaisirs de la chair. » Combien aussi qui « n’envient que la richesse des prêtres ! » Ils n’ont que