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auprès de Léon X, ne manquait ni le courage intellectuel, ni même le courage. L’écrivain qui, pour rester libre, se déroba aux richesses et aux honneurs, n’oublia jamais sa dignité. Si donc, dès le début du schisme, il n’est point avec Luther, et que, bientôt, il sera contre lui, c’est au plus profond de son être qu’il faut chercher les raisons de sa conduite. Tout éloigne Erasme de Luther : sa nature, son rôle, son idéal.

Jamais deux caractères furent-ils plus opposés ? — Une âme religieuse, pénétrée, obsédée du sens du divin et de l’inquiétude du salut : une âme intellectuelle, faite d’équilibre, moins sensible que raisonnable, et où les facultés se contrôlent, se modèrent et se complètent ; un mystique qui jette aux pieds de son Dieu la raison humiliée et la liberté maudite : un sage qui croit à la noblesse de l’être comme à la beauté des choses, et bénit la vie comme la lumière du jour ; un théologien, familier d’absolu, avide de vérités, simples et crues, qui éclairent, qui consolent et qui sauvent : un lettré, historien et moraliste, habitué à saisir les nuances et la complexité des choses, se défiant, dans sa théologie même, des affirmations tranchantes et des dogmatismes étroits ; un homme d’action, qui se fait peuple pour parler aux foules, écrit, tonne, gesticule « pour les savetiers » qu’il veut convaincre : un aristocrate de l’esprit qui ne discute qu’avec l’élite et n’enseigne que des cénacles ; un génie national qui, dans la plus haute et la plus large des religions, reste l’interprète des sentimens et des aspirations de son pays : un génie universel qui unit toutes les idées de son siècle et la culture de tous les temps... comment ces contraires eussent-ils pu se comprendre, et surtout se concilier ? Avant de se tâter, Luther et Erasme s’étaient déjà jugés l’un l’autre. « Je lis notre Érasme, écrit le premier en 1517, et chaque jour décroit mon affection pour lui. Je crains qu’il ne travaille pas assez au règne du Christ et de la grâce. Les choses humaines ont beaucoup plus d’empire sur lui que les choses divines. » — « Luther nous a avertis excellemment de beaucoup de choses, pense déjà le second ; plût au ciel qu’il l’eût fait avec plus de modération I » A mesure qu’ils se connaîtront davantage, réformateur et humaniste verront mieux encore ce qui les sépare. Ils ont beau se ménager, ils ne s’aiment point. Ils se louent, mais avec réserves ; l’épine perce sous la fleur.