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il adresse ce jugement presque définitif : « Luther... a reçu de rares présens de la nature, un génie admirablement préparé à expliquer les obscurités de l’Écriture, à s’ouvrir aux lumières de l’Evangile. Sa vie était louée de ceux mêmes qui ne partageaient point ses opinions. C’est ainsi que j’ai été favorable à Luther : je dis mieux, moins à Luther, qu’à la gloire du Christ. »

C’était peu de le louer, Érasme s’emploie encore à le défendre. On trouverait peut-être sa main dans les pamphlets écrits contre les facultés de Louvain et de Cologne. En tout cas, publiquement, il intervient. Dans le déchainement des passions et des colères soulevées, dès la fin de 1519, « contre l’hérésiarque, » il y avait quelque courage à prêcher la modération, à dénoncer aux autorités religieuses, déjà alarmées, l’ignorance, la haine, la perfidie de certains de leurs défenseurs. Quoi donc ? Les violences de Luther ne sont-elles point provoquées par les violences de ses ennemis ? Il demande à discuter, on l’insulte ; Rome se tait, on le juge. Ceux-ci dénaturent sa pensée, falsifient ses écrits, et, au lieu de lui répondre, l’attaquent dans ses mœurs ; ceux-là lui répondent, tels Mazzolini et Alfeld, mais sans le réfuter : aux preuves solides qu’il emprunte à l’Écriture, ils n’opposent « que leurs syllogismes. » Moines ou docteurs s’efforcent d’étouffer sa voix, de supprimer ses livres, de le supprimer lui-même. « Hérétique ! antéchrist ! apostat ! » les chaires, les écoles, les places publiques retentissent de ces anathèmes. C’est la querelle de Reuchlin qui recommence, avec les mêmes procédés et la même fureur !... Comment ne voit-on pas qu’à menacer Luther, on l’enhardit ; qu’à l’accabler, on l’exalte ! La bulle même qui le condamne, « arrachée par les clameurs du parti intransigeant, » peut le frapper avec raison ; ce qui est déraisonnable, c’est la manière dont on le frappe. Avec des réformes, des ménagemens, de la justice, que n’eût-on pas obtenu ?

Luther n’ignorait pas ces sentimens que des confidences divulguées, des lettres rendues publiques, avaient mis au jour. Son entourage se flattait toujours de compter Érasme comme un allié. En cela, on se trompait. Érasme avait pu louer Luther et le défendre ; il ne songe pas à le suivre. Plus clairvoyant, moins enthousiaste que ses amis, dans le « drame » qui commence, il entend n’être qu’un « spectateur. » Luther l’attire et l’inquiète à la fois. Et dès 1518, se dessine cette attitude de neutralité,