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dans la plus profonde douleur. L’ambassade d’Autriche a mis un appartement à la disposition de la princesse ; mais elle a déclaré qu’elle ne quitterait pas les restes de son mari jusqu’à son enterrement.


18 avril. — La marquise de Montcalm, sœur du feu duc de Richelieu et de la marquise de Jumilhac, s’est trouvée incommodée hier soir à quatre heures. Nous y avons envoyé à huit heures afin d’avoir de ses nouvelles ; elle était déjà au plus mal et, à dix heures, elle expirait dans les plus affreuses souffrances.

Mme de Montcalm était une de ces femmes qui ont le grand art de conserver leurs amis ; elle avait une société d’hommes et de femmes, qui la soignait beaucoup. L’ambassadeur de Russie y allait tous les soirs depuis trente ans qu’il la connaît. La conversation de la marquise était spirituelle et nourrie ; elle avait un esprit véritablement français, gai, aimable et prompt en reparties et saillies. Ses souffrances continuelles, résultant d’un désordre dans les organes de son côté gauche, qu’elle appelait son petit enfer, la faisaient paraître capricieuse ; dans ces momens, elle brusquait un peu son monde, elle grognait, elle disait même des duretés ; mais, le lendemain, on était sûr de recevoir d’elle un charmant billet tout rempli d’excuses et de regrets, avec l’invitation la plus aimable de venir le soir. Elle ne sortait presque plus ; c’était un événement de la voir aux Tuileries, chez la duchesse de Gontaut, son amie de jeunesse, ou chez la comtesse de Chastenay, qui logeait dans la même maison qu’elle, ou bien chez nous, en tout petit comité.

On ne parle plus que de morts, on ne fait autre chose que se lamenter. Le marquis de Vence a perdu sa sœur ; sa fille a perdu le dernier de ses trois fils. Mme de Rougemont, la mère, a perdu sa sœur cadette. On a enterré sept à huit pairs, quatre à cinq députés. Tout le monde souffre ou croit souffrir. Les églises tendues de noir, des cercueils, des corbillards, des bières dans toutes les rues, dans toutes les maisons, des équipages, des hommes, des femmes en deuil, partout enfin la mort ou ses emblèmes, voilà le lugubre spectacle que présente Paris.

La nuit, on voit arriver de loin, dans les rues désertes, des hommes vêtus de noir, des torches à la main, avancer doucement à la triste lueur vacillante ; on voit jusqu’à cinq cercueils entassés sur un corbillard fait pour n’en recevoir qu’un seul.