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et des gâteaux empoisonnés à des enfans qui, après en avoir mangé, meurent dans des douleurs atroces. Ces horreurs rendent le peuple comme fou. Hier, dans la rue Saint-Denis, on a mis en pièces un individu qu’on accusait d’être un empoisonneur. La police et la troupe, rien n’a pu soustraire ce malheureux à la rage de la populace. Était-il coupable, était-il innocent ? On l’ignore : l’événement n’en est pas moins horrible.

Deux marchands de vin m’ont assuré que, ce soir, des agens de police leur ont recommandé de bien surveiller les personnes qui viendraient chez eux leur demander un verre d’eau ; que ces individus, au moment où l’on ne s’y attend pas, jettent un poison dans les fontaines de la boutique. Dans un café de la rue des Petits-Champs, on avait surpris un de ces misérables au moment où il jetait un petit paquet de poudre blanche dans une de ces fontaines et on aurait trouvé sur lui douze paquets de cette poudre qu’on a reconnue être de l’arsenic.


8 avril. — La populace de Paris est en train de prouver que le peuple reste toujours peuple et qu’en tous les pays du monde, dans les mêmes circonstances, il se livre aux mêmes excès. Les médecins de Paris, comme partout ailleurs, ont été en butte aux soupçons les plus affreux. Ici, pas plus que chez nous, qu’en Russie et que partout ailleurs, on ne veut croire au choléra ; on crie au poison, on parle d’aller délivrer les malades des hôpitaux où, dit-on, on les assassine. L’esprit de parti a profité de la frayeur populaire pour pousser au désordre et répandre la terreur. Soit qu’on ait vraiment empoisonné quelques personnes, soit qu’on ait fait semblant, on est parvenu à exaspérer le peuple et il en est résulté des faits profondément regrettables.

En voici un, cependant moins tragique que beaucoup d’autres qu’on raconte. Un des prétendus empoisonneurs a été, l’autre jour, jeté du haut du Pont-Neuf dans la Seine. Heureusement pour lui, c’était un excellent nageur, et il se dirigea vers le pont des Arts. La populace rassemblée sur les quais et les ponts, qui, tout à l’heure, criait : « A l’eau ! à l’eau ! » l’applaudit à outrance ; on se porta à son secours et on le promena en triomphe à travers les rues, distinction toute faite pour lui donner le choléra ; cependant, il en échappa fort heureusement et se porte aujourd’hui aussi bien que nous tous.