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et ses élèves. Néanmoins, si libre et enjouée que fût leur conversation, elle était toujours solide, elle visait à instruire. N’oublions pas que le rhéteur de Milan est encore professeur. Pendant la plus grande partie de la journée, il n’était occupé que des deux jeunes gens qu’on lui avait confiés. Dès qu’il avait expédié les affaires de la ferme, causé avec ses paysans et donné ses ordres aux ouvriers, il reprenait son métier de rhéteur. Le matin, on expliquait ensemble les Églogues de Virgile. Le soir, on discutait philosophie. Quand le temps était beau, on descendait dans la prairie, et la discussion se poursuivait à l’ombre des châtaigniers. S’il pleuvait, on se réfugiait dans la salle de repos attenant aux bains : il y avait là des lits, des coussins, des sièges moelleux, commodes pour la causerie, et la température égale des étuves voisines était bonne pour les bronches d’Augustin.

Nul apprêt dans ces dialogues, rien qui sente l’école. La dispute partait des choses qu’on avait sous les yeux, parfois d’un événement menu et fortuit. Une nuit qu’Augustin ne dormait pas, — il avait des insomnies fréquentes, — la discussion fut commencée au lit. Car le maître et ses élèves couchaient dans la même chambre. L’oreille dressée dans les ténèbres, il faisait attention au murmure intermittent du ruisseau. Et il cherchait à s’expliquer ces intermittences... Soudain, Licentius s’agita sous ses couvertures, et, ramassant à tâtons un morceau de bois qui traînait, il tapa contre le pied de son lit, pour mettre en fuite les souris. Donc, il ne dormait pas, lui non plus, ni Trygetius, qui se retournait aussi dans son lit. Augustin en fut ravi : il avait deux auditeurs. Incontinent, il leur posa la question : « Pourquoi ces intermittences dans le cours du ruisseau ? N’obéissent-elles pas à une loi secrète ?... » Un thème de controverse était trouvé. Pendant plusieurs jours, on discuta sur l’ordre des choses.

Une autre fois, avant d’entrer dans la salle de bain, ils s’arrêtèrent, pour regarder une bataille de coqs. Augustin fît remarquer aux jeunes gens « un certain ordre plein de convenance dans tous les mouvemens de ces animaux privés de raison :

— Voyez le vainqueur ! leur dit-il. Son chant est fier. Ses membres ramassés font la roue, en signe orgueilleux de domination. Et voyez le vaincu, sans voix, le cou déplumé, l’attitude honteuse. Tout cela a je ne sais quelle beauté, en harmonie avec les lois de la nature... »