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du duc des Abruzzes, dont le lieutenant, Cagni, parvint en 1900 jusqu’à 86° 34, battant de peu le record de Nansen.

Le secteur polaire asiatique, d’un abord extrêmement difficile puisqu’il ne touche qu’aux déserts glacés de la Sibérie du Nord, a été pendant longtemps délaissé, et pourtant contre toute attente, il semble qu’il doive être dans l’avenir la route la plus rationnelle pour la conquête scientifique du pôle. Ce résultat a été obtenu grâce au génie de Nansen, qui, contrairement à beaucoup de ses émules, n’eut pas seulement le courage un peu irréfléchi de ceux que tente un « record sportif » à battre, mais aussi l’audace mûrement raisonnée du penseur qui, partant des prémisses bien constatées et d’ailleurs négligées par les- esprits superficiels, et ayant scientifiquement pesé les données d’un problème, en suit jusqu’à ses extrêmes conséquences et, si inattendues qu’elles puissent être, les conclusions logiques.

C’est d’ailleurs, — et on l’a trop souvent oublié, — un de nos compatriotes, Gustave Lambert, qui eut le premier l’idée, il y a une quarantaine d’années, d’attaquer le pôle par le détroit de Behring. Il pensait que le mouvement des glaces vers le Sud qu’on observe dans les parages du Spitzberg pourrait être utilisé fructueusement par un voyageur venant du côté opposé. La balle allemande qui tua en 1870 Lambert sous les murs de Paris endormit du même coup et pour longtemps cette idée. On sait comment les épaves de la Jeannette qui avait été broyée vingt ans plus tard, par les glaces sur la côte sibérienne de l’Est, furent retrouvées au bout de trois années sur la côte du Groenland en un point presque diamétralement opposé, par rapport au pôle, à l’endroit de la catastrophe. Nansen en a conclu logiquement, et en s’appuyant sur d’autres argumens fort ingénieux, qu’un lent mouvement de dérive entraîne (à la vitesse d’environ 4 kilomètres et demi par jour) les glaces du détroit de Behring vers le Groenland. Son mérite fut aussi et surtout d’imaginer un navire, le Fram, construit de telle sorte qu’il ne pouvait être brisé par l’étreinte des glaces, mais devait être soulevé et porté par elles, et de s’abandonner sur lui à la lente dérive qu’il savait devoir durer des années et qui devait le faire passer près du pôle. Le voyage de Nansen est trop connu pour que nous y revenions en détail. L’admiration qu’a value à son auteur une pareille expédition, fondée sur une simple hypothèse scientifique, qui par bonheur se trouva vérifiée, est de celles qui durent. A la place de la calotte glaciaire massive et immobile que les géographes avant lui plaçaient près du pôle, Nansen a découvert des masses de glace en perpétuelle dérive de l’Est à l’Ouest, (ceci étant entendu