Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 15.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« bluff, » qui est un mot américain. Il est profondément regrettable que les circonstances aient laissé des soupçons de ce genre effleurer la renommée de Peary. Ses explorations antérieures du Groenland septentrional dont il a délimité la configuration, et dont on sait aujourd’hui, grâce à lui, que ce n’est qu’une île, ses raids précédens vers le pôle, qui l’avaient amené en 1902 à 84°17, battant le record de Lockwood, et en 1906 à 87°6, (à environ 300 kilomètres seulement du pôle) battant tous les records antérieurs, tout cela aurait dû le mettre à l’abri de ces suspicions.

Et pourtant... car il faut bien en ce débat voir le pour et le contre et examiner sans exception toutes les pièces du procès, certaines circonstances peuvent paraître défavorables à Peary. Pourquoi a-t-il renvoyé en arrière, avant d’avoir atteint le 88e parallèle, tous ses compagnons blancs, dont plusieurs étaient des hommes instruits et habiles aux observations astronomiques, pour ne garder avec lui qu’un nègre et des Esquimaux ignorans et incapables de faire des déterminations de latitudes qui eussent complété et contrôlé les siennes ? Pourquoi, depuis son retour n’a-t-il pas encore publié (à ma connaissance) le détail de ses observations astronomiques, ce qui eût permis aux savans de tous les pays de se faire une opinion motivée sur leur valeur et leur signification, et n’eût coûté qu’une somme infime à côté de toutes celles que le Peary’s Club a dépensées ? Les vérités scientifiques ne sont pas articles de foi[1].

Il est vrai qu’une commission composée de trois membres fort honorables de la Société américaine de Géographie a examiné les carnets d’observations et les instrumens de Peary et en a déduit qu’il avait atteint le pôle. C’eût été une raison de plus pour publier ces observations et réduire ainsi à néant des insinuations sans doute malveillantes, relatives à « des coups de pouce, » et à l’inconvénient qu’il y a de mettre en conflit possible deux sentimens également respectables : la vérité scientifique et l’amour-propre national.

  1. Lors des controverses fameuses qu’a créées naguère la compétition de Peary et de Cook on a soulevé la question suivante : les carnets d’observations astronomiques les plus complets peuvent-ils démontrer absolument que celui qui en est l’auteur a été au pôle ? A cette question, et si on veut être parfaitement rigoureux, il faut répondre : non. Il est certain, en effet, qu’un homme très versé dans la pratique des instrumens et des calculs relatifs à la mesure des latitudes par les observations du soleil pourrait imaginer de toutes pièces des observations astronomiques qu’il n’aurait pas faites et qui le situeraient près du pôle. Mais il faudrait qu’il fût prodigieusement habile pour que quelque tare, quelque détail prouvant le « coup de pouce » ne vinssent pas déceler la supercherie aux astronomes qui pourraient examiner ses registres.