Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 15.djvu/207

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

philosophie de notre époque a une tâche sociale qui va croissant.

Les sociétés modernes ont besoin de fins nouvelles ou renouvelées à concevoir, à aimer et à vouloir ; elles ont besoin d’une justification scientifique et philosophique des fins les plus hautes que l’humanité puisse poursuivre ; elles ont besoin d’un idéal en harmonie avec la réalité, idéal qui, sous une forme de plus en plus consciente et raisonnée, puisse s’imposer à l’éducation, à la conduite nationale et internationale.

Outre que le mouvement scientifique des sociétés modernes réclame une morale aussi scientifique qu’il est possible, le mouvement industriel, qui n’est que la science appliquée à la vie matérielle, réclame une application parallèle de la science à la vie sociale. Dans l’ordre matériel, le progrès de l’industrie aboutit au progrès du bien-être ; il tend à augmenter l’intensité et la durée moyenne de la vie, ainsi que son extension dans l’espace et son expansion sociale ; il aboutit donc à augmenter ainsi la valeur de la vie. Il tend de même à se traduire par une augmentation parallèle de jouissances, compensée d’ailleurs en partie sur certains points par une augmentation de souffrances. A tort ou à raison, la masse de l’humanité espère que les jouissances, grâce à une civilisation mieux comprise et mieux ordonnée, finiront par l’emporter plus qu’à présent sur les souffrances. C’est le fond même des espoirs socialistes.

Pour réaliser cet idéal dans la mesure du possible, la morale des sociétés modernes doit chercher une conciliation, aussi grande qu’il sera possible, entre la doctrine du devoir et celle du bonheur. Par cela même, elle reviendra en partie au point de vue antique, mais de manière à en opérer la synthèse avec le point de vue chrétien. Les anciens ne séparèrent jamais sagesse et félicité ; l’idée de la vie heureuse était, à leurs yeux, inséparable de celle de la vie vertueuse. Les Chrétiens, comprenant le côté triste de la vie et la nécessité du sacrifice, creusèrent l’abîme entre sagesse et bonheur. Les modernes doivent, selon nous, chercher une synthèse qui, unissant de nouveau les deux termes, réconcilie la moralité avec la nature.

Cette synthèse en enveloppera une autre, celle du bien individuel avec le bien social. Ici encore, l’antiquité nous a donné l’exemple ; elle ne séparait pas le bien du citoyen d’avec le bien de la Cité. La morale antique était essentiellement civique. Mais tandis que, dans l’antiquité, la Cité avait des bornes