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Mais il y a plus, c’est gratuitement qu’on voit dans l’instinct une connaissance quelconque, alors qu’il est seulement une organisation automatique de tendances et d’actions aboutissant à un effet déterminé, utile pour la vie de l’individu et de l’espèce, mais n’impliquant pas même l’ombre d’une connaissance vraie, c’est-à-dire d’une conscience des raisons des choses et des raisons des actes. L’insecte qui pond ses œufs là où ils pourront se développer, ne sait pas ce qui arrivera, ne connaît ni l’enchaînement des causes et des effets, ni l’enchaînement des moyens et des fins. Alors même qu’il semble le plus prévoyant, il ne prévoit rien. Comment donc voir en son instinct une connaissance, et une connaissance supérieure à l’intelligence ?

Notre sagesse consciente vaut bien la sagesse inconsciente du petit oiseau qui brise machinalement la coquille de son œuf et se met machinalement à marcher ou à voler. Raisonner, c’est une manière de marcher et même de voler qui mène plus loin et plus haut que toutes les autres. J’admire les clairvoyances de l’instinct aveugle, que l’on veut opposer à l’intelligence comme une connaissance par le dedans à la connaissance par le dehors ; j’admire nos sœurs les fourmis et nos sœurs les abeilles, mais, quelque divinatoire que soit leur instinct, je doute qu’il dépasse les nécessités purement vitales de la fourmilière ou de la ruche, pour embrasser cet infini où plane la pensée humaine.


La conclusion de cette étude, c’est que la philosophie, à notre époque, doit se faire tout ensemble aussi spéculative et aussi pratique qu’il est possible. Après la période de critique que Kant a inaugurée, elle doit, sans rien abandonner de l’esprit critique qui lui est essentiel, maintenir les hautes visées qui caractérisèrent toutes les grandes doctrines, se mettre en présence du réel tel qu’il est et s’efforcer de le voir face à face.

Pour cela, elle ne doit négliger aucun des procédés qui sont à sa disposition et, tout d’abord, les opérations proprement intellectuelles : expérience intérieure et extérieure, analyse et synthèse. Mais, le réel n’étant pas de nature purement intellectuelle, il est certain que les procédés de l’intelligence pure ne sauraient s’égaler à lui. L’objet des sciences positives est, de sa nature, épuisable par l’intelligence, parce qu’il ne consiste que dans les rapports des choses, non dans leur réalité intime, ni dans leur