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Il en est de même pour l’instinct. Les intuitionnistes en veulent faire un procédé de la philosophie, afin de compléter la manière de voir proprement humaine, qui est la raison, par la manière de voir des autres animaux, qui, selon eux, est l’instinct. Mais, de ce que l’instinct est parmi les objets d’étude du philosophe, il ne s’ensuit nullement que le sujet humain doive ériger l’instinct en procédé de méthode philosophique. L’instinct moral, l’instinct religieux méritent d’être étudiés, pris en considération, impartialement critiqués ; mais il ne suffit pas, pour le philosophe, de s’écrier avec Rousseau : « Conscience, instinct divin, » ou avec Lamartine : « Immortelle et céleste voix ! » Un élément du problème n’est pas une méthode pour résoudre le problème.

L’intelligence, dit-on, n’est faite que pour l’action sur les choses et, conséquemment, ne nous fait pas pénétrer dans le fond des choses, tandis que l’instinct les connaît par l’intérieur même. — On peut faire à ce sujet deux réponses décisives.

La première, c’est que l’instinct est fait, bien plus encore que l’intelligence, pour permettre à l’animal d’agir en vue des besoins de la vie, soit individuelle, soit spécifique, et de la vie matérielle. Quand l’abeille fait instinctivement des cellules, une ruche, des provisions de miel, elle agit pour ses besoins et pour ceux de l’espèce ; on ne voit pas que cette action aveugle la fasse pénétrer plus que notre intelligence au fond des choses. Nos instincts à nous, hommes, ont aussi pour but l’action, l’action en vue de l’individu ou de l’espèce. Ils sont la part de l’animalité en nous. Loin de se fier à eux, le philosophe doit s’en méfier, lorsqu’il s’efforce de surmonter notre animalité, et même notre humanité, pour voir le réel tel qu’il est, indépendamment de nos besoins individuels ou spécifiques. Quant à l’existence en nous d’instincts qui n’auraient plus rien de biologique et de social, d’instincts qui seraient proprement métaphysiques et tournés vers l’être en tant qu’être, comme dirait Aristote, c’est une question à examiner pour la science philosophique, ce n’est pas un point de départ pour la méthode philosophique. Si l’homme, d’ailleurs, a de tels instincts surhumains, cosmiques, divins, ils n’auront guère de ressemblance avec les instincts de la ruche ou de la fourmilière ; ne seront-ils point simplement ce qu’on est convenu d’appeler la raison, c’est-à-dire l’intelligence en son principe même ?