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elle était adéquate et complète, que si elle embrassait le réel absolu comme il s’embrasse lui-même. Si donc j’ai une vraie intuition de Dieu, il n’y a plus de distinction possible entre cette intuition et celle que Dieu a de lui-même ; ce n’est plus mon intuition à moi philosophe vivant en l’an de grâce 1911, c’est l’intuition divine. On reconnaît là le rêve éternel des mystiques ; mais ce rêve est contradictoire. Ou il y a tout ensemble Dieu et le mystique, et dans ce cas, le mystique n’a pas d’intuition possible, ou il n’y a plus que Dieu, et alors le mystique n’a pas d’avantage d’intuition ; il est anéanti.

Dans cette alternative, il ne reste plus à la méthode intuitive qu’une ressource : surmonter le principe de contradiction et dire : J’ai conscience d’être réellement Dieu et moi, en dépit de la contradiction logique. Sous toutes ses formes, l’intuition est donc la contradiction même et, si elle existe néanmoins, nous ne pouvons l’affirmer comme existante, car toute affirmation implique l’exclusion de la contradiction. Ergo taceamus. L’extase mystique est silencieuse, inexprimable et surtout incommunicable.

Comme second procédé de la philosophie intuitionniste, on a proposé la « sympathie, » sorte de dilatation de la conscience qui la ferait pénétrer en autrui et dans l’essence même de la vie ou de la matière.

Si le savant, a-t-on dit, obéit à la nature pour lui commander, le philosophe, lui, n’obéit ni ne commande ; il « sympathise. » L’intuition se transforme ainsi en un procédé tout différent d’elle-même ; ce n’est plus qu’une répétition en nous de ce qui est en autrui et de ce qui, au fond, est unique, donc impossible à répéter. — Qu’est-ce à dire, sinon que la sympathie est une simple représentation cérébrale par suggestion nerveuse ? Le philosophe ne peut pas plus se contenter de ses sympathies pour se représenter la réalité vraie, que le moraliste ne peut s’en contenter pour se représenter la moralité vraie. Adam Smith, pour fonder la morale sur la sympathie, était obligé de recourir aux sympathies d’un spectateur impartial, c’est-à-dire capable, précisément, d’éliminer ses sympathies spontanées au profit de ses jugemens réfléchis ; à plus forte raison le philosophe doit-il être un spectateur impartial du monde ; il doit employer l’analogie et l’induction méthodique, non substituer les sentimens aux raisons.