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— En nous-mêmes, du moins, pourrons-nous enfin réaliser l’intuition, qui ne saurait nous servir pour les autres, puisque nous ne pouvons faire de leur dedans notre dedans ?

La conscience nous révèle certainement notre existence, avec telles et telles modifications actuelles ; mais embrasse-t-elle toute notre réalité telle qu’elle est, telle qu’elle se verrait si elle pouvait se voir en entier, devenir parfaitement lumineuse et, par cela même, autre qu’elle est quand elle est obscure ? Non, nous n’avons pas la pleine et entière conscience de nous-mêmes comme nous sommes absolument. Nous n’avons pas l’intuition de notre individualité complète et réelle, mais seulement la conscience partielle de nous-mêmes au moment présent, qui passe et n’est déjà plus. L’intuition, qui nous était fermée pour autrui, nous est aussi, de toutes les manières, fermée pour nous-mêmes : c’est chose fâcheuse, mais c’est chose à laquelle nous ne pouvons rien. Si c’est notre durée pure qui nous constitue, cette durée étant hétérogénéité et nouveauté incessante, le passé n’y subsiste que sous une forme en grande partie inconsciente, qui ne laisse voir dans le présent qu’un ou deux points de lumière ; nous ne pouvons donc embrasser notre durée réelle tout entière dans notre vision ; nous n’avons sur elle qu’une vue instantanée. Là encore la vraie intuition se dérobe à nous ; nous ne possédons toujours que la conscience, avec ses limites, ses défaillances, son insuffisance à nous étaler tout entier sous notre regard intérieur, tel un rouleau déployé où nos yeux pourraient tout voir. Notre humaine condition, c’est d’avoir conscience et de penser : à Dieu seul appartiennent, pourrait dire Bossuet, la puissance, la majesté et l’intuition.

Quelque intuitionniste dira peut-être : Toutes ces distinctions de moi et de non-moi, de ma réalité et de notre réalité, ne sont que relatives et plus apparentes que vraies. Je puis avoir l’intuition de votre vie parce que votre vie ne fait qu’un avec la mienne : « Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » — « Tat wam asi, tu es moi. »

Ainsi se pose le dernier problème relatif à la méthode intuitive : Avons-nous vraiment l’intuition de l’Etre des êtres, qui suppose que nous sommes cet être et, avec lui, tous les autres êtres ? L’intuition panthéiste et bouddhiste est-elle possible ?

En tout cas, une telle intuition, si elle existe, n’est pas dès le début discernable et évidente, recouverte qu’elle est nécessairement