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invérifiable, mais encore elle est impossible, parce qu’elle est contradictoire en son essence, et, de plus, en contradiction avec les principes de la philosophie qui essaie de la préconiser. En effet, l’intuition nous est représentée, d’une part, comme une connaissance par le dedans qui nous ferait pénétrer la réalité des êtres ; d’autre part, on attribue aux êtres réels l’unicité absolue, ce qui fait qu’ils sont eux et constituent quelque chose d’original, de sui generis, d’impossible à reproduire. Comment donc un être différent d’eux, à savoir le philosophe, aura-t-il l’intuition de leur être propre ? S’il avait cette intuition, il ne ferait plus qu’un avec l’être qu’il veut voir du dedans, de même qu’une prévision complète et absolue devrait coïncider avec la chose même qu’elle prévoit, faire un avec l’agent dont elle annonce l’acte.

Dira-t-on que, sans coïncider entièrement, on peut avoir une représentation des autres êtres très voisine de celle qu’ils ont ou pourraient avoir ? Fort bien : mais alors, c’est une représentation et non une intuition ; c’est une copie, une ressemblance. Nous revenons de l’intuition à l’intellection ; notre prétendue vision intime est une analogie soumise à toutes les règles de la méthode intellectuelle d’analogie, sans lesquelles elle ne serait plus que pure imagination.

Comment, en particulier, pourrions-nous avoir l’intuition de la matière ? D’abord, nous ne pouvons pas avoir l’intuition d’une réalité matérielle telle qu’elle se verrait du dedans, si elle se voyait ; cela est contradictoire, car, si elle se voyait, elle ne serait plus la même qu’elle est en ne se voyant pas ; elle ne serait plus matérielle. Un charbon ardent et lumineux n’est pas le même charbon qu’à l’état froid et obscur. Quant à l’essence de la matière, en général, peut-on avoir l’intuition d’une essence, et d’une essence qui est générale, applicable à tous les objets matériels ? Là encore, contradiction. De même pour l’intuition des autres vies. Si un être vivant ne se voit pas lui-même et n’a pas la conscience claire de soi, vous ne pouvez pas l’avoir à sa place, car alors ce n’est plus lui tel qu’il est, mais tel que vous vous le représentez par analogie. Que sera-ce s’il s’agit de saisir par intuition l’essence de la vie en général ?

Nous voilà donc sans cesse rejetés sur nous-mêmes au moment où nous voulions, par l’intuition, pénétrer dans les autres êtres et donner ainsi un double à leur unité, une copie à leur originalité, qui « n’existe qu’une fois et ne peut se reproduire. »