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n’est pas plus la mienne que la vôtre, étant libérée de l’individualité que produisent le temps et l’espace, se manifeste comme volonté de vie, comme vouloir-vivre, et le monde n’est que son évolution.

Cependant Schopenhauer considère le temps comme une forme commune de l’intelligence et de ses objets. Cela est vrai du temps scientifique qu’on mesure par l’espace ; mais le temps véritable n’est pas, selon Guyau, une simple forme de la pensée : il est le « cours de la vie. » De cette vie réelle et vécue, nous avons dès l’origine une conscience immédiate, un sentiment interne qui ne se distingue pas de la vie même. Puis de la vie sentie et, pour ainsi dire, agie, nous détachons deux choses qui n’en sont que les « extraits et abstraits, » la conception de l’être, et celle de la pensée. Au lieu de dire avec Descartes : cogito, ergo sum, Guyau dirait plutôt : vivo, ergo sum, ergo cogito, concevant ainsi la philosophie comme une « expansion de la vie » et lui donnant pour objet « la vie elle-même dans toute son intensité, toute son extension. »

Nietzsche, de son côté, a fait de la « puissance » l’objet de l’aspiration universelle, et, par voie de conséquence, l’objet de l’aspiration philosophique. La métaphysique ne serait ainsi qu’une des formes de la volonté de puissance ou de domination : s’emparer du monde par la pensée pour le maîtriser.

Pareillement, selon M. Bergson, la durée ne fait qu’un avec la vie, avec l’être véritable ; la pensée, avec ses concepts, est simplement une adaptation à la matière, un extrait de la vie interne, que le sentiment déborde. Par delà l’intelligence et la matière, au sein de la durée pure, non plus de l’éternité, la vie se saisit elle-même en une intuition immédiate. Et elle se saisit, non pas à l’état d’immobilité, mais comme mobilité, comme un « élan » que rien n’arrête. Le vouloir-vivre de Schopenhauer, en évolution dans le monde, est devenu « l’élan vital, » principe d’une évolution créatrice où l’instinct s’oppose à la pensée comme une vision du dedans de l’être s’oppose à une vision du dehors. Pour saisir l’évolution de la vie réelle, il faut donc se retourner par une sorte de conversion intérieure, passer du domaine superficiel de la pensée dans les profondeurs de l’intuition.

Que la tâche de la philosophie actuelle soit de renoncer aux entités, aux abstractions, pour prendre sur le fait même la réalité évoluante, ce n’est point nous qui le contesterons, ayant depuis