Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 15.djvu/194

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais la vérité regarde à la fois en arrière, en avant, de toutes parts dans l’espace et dans le temps, parce qu’elle est indépendante des lieux et des momens. Même pour la vie future, qui est « en avant, » les conditions de cette vie sont préexistantes ; sinon, elle n’aura pas lieu. Si ces conditions n’existent pas, dès maintenant et aussi en arrière, William James aura eu beau, dans une pensée généreuse, promettre à ses amis de leur envoyer des messages après sa mort ; les messages ne viendront pas : l’ « invention » des spirites ne sera pas devenue une « découverte. »

Nous ne voulons pas de vos vérités toutes faites, répètent les pragmatistes. — Que vous les vouliez ou non, elles s’imposent à vous et à tous. C’est une vérité toute faite que vous existez ; c’est une vérité toute faite que vous n’existiez pas il y a cent ans et que vous n’existerez plus dans cent ans ; c’est une vérité toute faite que vous ne pouvez pas à la fois, sans contradiction, être et ne pas être et que, quand vous cesserez de vivre, votre mort aura des causes qui, dès maintenant, commencent à agir au sein de votre organisme. Et, quand vous serez mort, il demeurera vrai que vous avez vécu et cessé de vivre. Nulle omnipotence ne pourrait anéantir cette vérité du fait qui survit au fait lui-même et le consacre en le perpétuant pour toute intelligence. Bref, quand on dit : qu’il n’y a point et ne doit point y avoir pour la philosophie actuelle de « vérités toutes faites, » on abuse de l’ambiguïté, chère au pragmatisme : les vérités ne sont pas toutes faites dans nos intelligences, si vous entendez par vérités les rapports exacts qui se produisent entre notre intelligence même et les choses, c’est-à-dire, au fond nos connaissances ; mais, si vous entendez par vérités les rapports intelligibles qui sont immanens aux réalités mêmes et affirmables pour toute pensée, n’y eût-il de fait aucune pensée pour les affirmer, on peut dire alors que les vérités sont toutes faites ou préformées avec les réalités mêmes et dans les réalités.

Profitant de ce que l’homme ne peut pas, ne doit pas s’éliminer lui-même entièrement du monde dont il est partie et qu’il interprète, le pragmatisme conclut de là que ce qui doit être désormais la mesure de nos idées sur le monde, sur la réalité et sur la vérité, ce sont nos besoins et nos fins, comme si nous n’avions pas une autre mesure, celle-là objective : la pensée, aidée de la sensation qui la confirme et lui donne le caractère d’expérience. Les pragmatistes ont beau parler sans cesse de