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Que nos idées produisent toujours des effets, qui peuvent ensuite devenir pour nous des fins, que nous soyons toujours actifs dans la connaissance, c’est ce que nous avons soutenu nous-même bien avant les pragmatistes ; mais il n’en résulte nullement que toute la valeur de nos idées et de nos connaissances, surtout en philosophie, consiste dans les résultats qu’elles produisent, et non dans leur concordance intrinsèque avec les choses elles-mêmes, révélées à nous par l’expérience.

« A la recherche des causes, disent les pragmatistes, la philosophie actuelle doit substituer la mesure des valeurs et les mesurer à l’efficacité des buts. » Autrement dit, les causes explicatives seront remplacées par les causes finales, et encore celles-ci seront-elles mesurées à nos buts humains, à nos valeurs humaines. Poussez à bout cet abandon de toute vraie science, comme de toute vraie philosophie, vous aboutirez à dire, avec Bernardin de Saint-Pierre, que les rochers des rivages ont été créés noirs pour avertir de loin les matelots en détresse, que le melon a été créé avec des tranches pour être mangé en famille. Voilà la recherche des « valeurs humaines. » Bernardin de Saint-Pierre était un pragmatiste avant l’heure.

« Qu’est-ce que la vérité ? » demandent les pragmatistes avec Ponce-Pilate. Et ils répondent avec Protagoras, que connaissait sans doute Pilate : Rien n’est vrai en soi, quoi qu’en puisse dire Platon, mais nous affirmons telles et telles choses comme vraies « parce que nous en avons besoin pour agir. » Toute affirmation est « un postulat en vue de l’action. » Est vraie, selon William James, la proposition telle que « l’affirmation de son objet est utile et efficace pour nos fins. » Ainsi la vérité se trouve déplacée ; des objets et de leurs rapports, elle passe au sujet sentant et au rapport des objets avec le sujet pris pour but ; c’est là, purement et simplement, nier toute vérité objective et ramener le vrai à l’utile, au praticable, au pratique. Du même coup, c’est nier la philosophie. En effet, celle-ci n’a pas seulement pour objet la recherche de la réalité telle que nous la pouvons appréhender par toutes les puissances dont nous disposons ; elle a aussi et aura toujours pour objet, comme le crurent les Platon et les Malebranche, la « recherche de la vérité. » Le vrai, c’est le réel même en tant que posé et affirmé par une intelligence comme objet possible pour toute intelligence, comme quelque chose qui non seulement existe ou devient, mais qui, même