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contemporain a entassés les uns sur les autres ; mais, selon nous, ce n’est pas avec cette tour de Babel qu’on escaladera le firmament philosophique. L’école pragmatiste, comme l’école nietzschéenne, semble vouloir, à l’inverse du Discours de la Méthode'', proposer à la philosophie actuelle des « canons de logique » à rebours : 1° N’admettre pour recevables, en métaphysique, en morale et en religion, que les idées obscures, indistinctes et inévidentes ; 2° ne rien définir avec précision, ne rien analyser avec rigueur, la réalité étant un « flux » indéfini et indéfinissable (fluxus, stream), l’analyse, un jeu subjectif de « concepts ; » 3° ne pas établir de liens trop rigoureux et rationnels entre les idées, tout lien, surtout logique, étant factice ; se dispenser ainsi de preuves en règles, la preuve n’étant qu’un « discours ; » 4° ne faire ni divisions, ni classifications exactes, ni dénombremens complets, la division étant un artifice, la classification une discontinuité fictive au sein du réel continu. De là une philosophie fluente, fuyante, insaisissable et incommunicable, mais purgée, et pour cause, de l’ « intellectualisme » comme de l’intelligibilité. C’est le « je ne sais quoi » qui s’évanouit entre les mains dès qu’on veut le saisir.

Si pourtant on essaie de démêler, dans l’amas des sophismes pragmatistes, ceux qui sont dominateurs et commandent tout le reste, on pourra mettre à part les cinq suivans, sur la valeur des idées, la nature de la vérité, son critérium, la méthode pour la découvrir, et le degré de certitude qui y répond.

1° Nos idées produisent toujours des effets qui peuvent devenir pour nous des fins, donc nos idées sont uniquement valables pour nos fins.

2° La vérité nous est utile comme moyen, donc elle n’est, en sa nature intime, que finalité, non rationalité.

3° Nous jouissons de la vérité, donc le critérium ultime du vrai est une jouissance, une satisfaction de besoin.

4° Toute méthode fait appel à l’expérience et à la vérification objectives ; donc toute méthode est une poursuite de fins subjectives posées par la volonté.

5° Toute certitude théorique peut devenir pratique ; donc le rapport de principe à conséquence n’est encore qu’un rapport de moyen à fin. — Tels sont les principaux paradoxes qui sont constitutifs du pragmatisme, et où chaque conclusion déborde manifestement ses prémisses.