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Outre les partisans exclusifs de la science, la philosophie actuelle trouve devant elle les partisans exclusifs de la pratique, qui, en ces derniers temps, se sont intitulés pragmatistes. La méthode, selon eux, consisterait à interpréter le monde, non pas d’après les élémens de réalité que nous trouvons en nous et d’après les lois que la science découvre au dehors de nous, mais d’après nos sentimens et nos besoins, d’après les nécessités de notre action.

Le pragmatisme contemporain est une extension utilitaire de la méthode morale des postulats, que Kant avait appliquée à la métaphysique. Kant, pour introduira en philosophie sa méthode morale, avait une raison importante et digne d’examen ; il considérait la moralité comme un mode d’action supra-sensible et le devoir comme la loi d’un monde également supra-sensible ; cette loi lui paraissait donc donnée à l’homme d’une manière certaine au milieu même de la vie sensible, et elle pouvait communiquer sa certitude aux postulats de la liberté, de la divinité et de l’immortalité. Mais ce n’est pas ainsi que, de nos jours, les pragmatistes procèdent. Ils professent, avec William James, un empirisme absolu, auquel la loi morale n’échappe pas plus que tout le reste. Dès lors, la moralité n’est plus qu’un besoin supérieur de notre activité dans le monde de l’expérience, une condition de vie personnelle ou sociale, d’utilité pour l’individu ou pour la collectivité. La vie future elle-même n’est que notre vie empirique et temporelle prolongée au delà de la tombe ; elle peut devenir certaine du jour au lendemain, d’une manière tout empirique, par la découverte de communication avec les spiritistes, avec les morts, soit par l’intermédiaire des médiums, des tables tournantes, de l’écriture automatique, soit par la télépathie ou par les apparitions d’esprits, etc. La méthode morale n’a donc plus, pour le pragmatiste empiriste, le caractère rationnel et impératif « catégorique et apodictique » qu’elle avait chez Kant ; elle se perd au sein d’une méthode plus vaste, celle qui affirme pour les besoins de l’action en général (non pas seulement de l’action morale). C’est la méthode utilitaire, chère aux Anglo-Saxons.

Dans l’application de cette méthode, jamais on n’a vu s’élever un édifice de paradoxes comme ceux que le pragmatisme