Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 15.djvu/186

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en nous et pour nous ; c’est là qu’il devient nous-même.

Dès lors, en présence de tous les autres êtres, nous n’avons que deux partis possibles : ou les laisser à l’état d’X absolument indéterminés, ou bien, mutatis mutandis, les figurer comme d’autres nous-mêmes à des degrés très divers et projeter en eux quelque activité plus ou moins analogue à celle dont nous avons le sentiment quand nous avons conscience d’agir au lieu de pâtir, de vouloir et de désirer au lieu de sentir. Après tout, nous sommes dans le monde et le monde est partiellement en nous ; sans s’égaler au tout, la partie peut donc interpréter le tout d’après ce qui se passe en elle-même ; sans méconnaître le caractère fragmentaire de cette interprétation psychique, le philosophe peut la confronter avec le témoignage de l’expérience externe et scientifique.

L’ancienne métaphysique, ou ontologie, se flattait de saisir, sous le nom de substance, quelque chose qui serait différent à la fois des phénomènes extérieurs et de la conscience intérieure. Kant a montré la vanité de l’entreprise ; mais il ne s’ensuit nullement que toute idée de réalité substantielle soit vaine. Ce qu’on doit chercher et ce qu’on peut atteindre, c’est la conscience de l’être en nous et, par analogie, dans les autres êtres ; c’est donc la réalité substantielle prise en flagrant délit au plus profond de notre conscience et non en dehors de toute conscience ou de toute action. Cause et substance ne font qu’un.

En même temps que l’idée de cause, nous avons aussi celle de fin, qui n’a pas moins d’action sur notre pensée. Nous puisons encore cette idée, comme celle de cause, dans notre volonté même, dans l’insatiable appétition qui fait le fond de notre vie. En nous, le mouvement évolutif ne se relie pas seulement au passé par ses causes ; il est, par sa direction, en marche vers l’avenir ; il n’est pas seulement une « poussée » par derrière ; il est une aspiration en avant. Cette aspiration essentielle à l’existence, et sans laquelle elle retomberait aussitôt dans le néant comme l’éclair dans la nuit, peut prendre deux formes principales. Dans la première, l’être n’a pas conscience de la fin qu’il poursuit avec une spontanéité sans retour sur soi ; il agit sans voir et sans savoir où il va. Dans la seconde forme, au contraire l’être se représente une fin à l’avance et la poursuit avec réflexion, les yeux ouverts. Il est abusif de réserver le nom de finalité à ce second mode, qui n’est que le mode intellectuel ; l’autre, tout