Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 15.djvu/181

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses certitudes ; mais elle n’est certaine que parce qu’elle se contente des comme si et se suspend à des hypothèses. Tout se passe pour nous, dit-elle, comme si les corps s’attiraient, comme si les volumes des gaz étaient en raison inverse des pressions. La science est donc en partie artificielle et hypothétique. La philosophie, elle, se donne pour tâche de rejeter les comme si, les analogies, les fictions ; son idéal serait devoir face à face ce qui est, au moins ce qui est en nous et pour nous, ce que nous concevons comme existant en vertu de la nature de notre pensée et de notre conscience. Idéal impossible à atteindre entièrement, mais dont il est possible de se rapprocher sans cesse.

La philosophie, qui se mêla jadis à la science, ira donc en se distinguant de plus en plus des sciences positives. Une proposition de philosophie première, par contraste avec celles des sciences particulières, est une proposition qui porte soit sur quelque chose de simple et de fondamental pour nous dans notre conscience, soit sur quelque chose qui s’étend absolument à tout ce que nous pouvons concevoir. L’individuel indécomposable et l’universel infranchissable, l’élément de la réalité et le tout de la réalité, le terme de notre humaine analyse et le terme de notre humaine synthèse, voilà les objets de la philosophie humaine.

Sans doute, la philosophie future, pas plus que la philosophie d’autrefois, ne pourra rien saisir d’absolument primitif par la pensée proprement dite, qui est une réflexion sur l’existence en devenir continu. — Mais, si la pensée réfléchie complique nécessairement la vie spontanée de la conscience, ce n’est pas à dire pour cela qu’elle l’altère. On peut toujours, sinon penser le primitif lui-même, du moins s’en rapprocher et le traduire en idées de plus en plus voisines de ce qu’il est. Ces idées sont aussi des sentimens, elles sont même des actions et incitent à de nouvelles actions. C’est précisément parce qu’elles ont ce caractère actif qu’elles nous révèlent non pas seulement des formes et contours, mais le fond même de la vie et de l’existence, qui est action accompagnée de sentiment plus ou moins sourd. Ce sont donc, en ce sens, nos idées-forces les plus fondamentales, qui sont des ouvertures sur la réalité la plus fondamentale.

Par cela même que la philosophie sera toujours l’étude de l’être universel et individuel, elle sera aussi toujours l’étude de la pensée, car l’être n’est donné à lui-même que dans la pensée,