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la vie réelle et absolue, et comment sympathisez-vous avec les autres vies par le sentiment, par l’action, par la pensée ? Chaque philosophe s’efforcerait de symboliser au moyen du langage, — surtout du langage imagé, — sa vie interne et profonde, indivisiblement sentie et vécue, ce serait comme la musique de son. âme. Les autres philosophes échangeraient leurs plus intimes impressions avec les siennes. A la mélodie sortant du cœur et de l’esprit de chacun, répondraient les mélodies des autres, et l’ensemble finirait par produire le grand concert philosophique. Ce serait entre tous une suggestion réciproque d’intuitions par voie de « sympathie » intellectuelle, comme si les cordes d’une lyre, non encore accordée, à force de vibrer sous les doigts, arrivaient à se mettre elles-mêmes d’accord par l’éveil progressif de vibrations harmoniques.

En face des diverses tendances de l’esprit contemporain que nous venons d’indiquer, nous essaierons de faire voir que la tâche de la philosophie actuelle est triple :

1° Affirmer et démontrer sa pérennité en face de la science positive, tout en s’alliant à cette dernière pour l’interprétation du monde ;

2° Maintenir sa portée spéculative et sa valeur de vérité, en face des praticiens et techniciens de toute sorte qui voudraient la subordonner à la recherche utilitaire ou même morale des fins humaines ;

3° Maintenir son caractère propre d’intellection du réel, tout en faisant leur part légitime aux suggestions du sentiment immédiat et intuitif, de l’instinct et de la sympathie.

Le triple problème qui se pose ainsi à la pensée contemporaine est, en quelque sorte, vital pour la philosophie et, à ce titre, commande toute l’attention de ceux qui s’intéressent aux idées sur le monde et sur la vie, de ceux qui comprennent la force de réalisation inhérente à ces idées. Marx a dit : Interpréter le monde n’est rien, le transformer est tout. Certes, la philosophie doit être transformatrice, créatrice d’idéaux et créatrice de réalités. — Mais, pour transformer le monde, ne faut-il pas d’abord l’interpréter dans son passé, dans son présent et surtout dans son avenir ? Cette interprétation ne restera pas purement spéculative ; elle passera dans la pratique par la force efficace qui appartient aux idées. — Bien plus, interpréter le monde, c’est déjà le transformer en y ajoutant quelque chose qui n’y