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tend à se perdre dans l’utilité individuelle ou sociale ; la science même n’a plus de valeur que relativement à nos besoins et dans la mesure où elle nous permet d’agir sur les choses pour les adapter aux fins humaines. Nietzsche, un des chorèges du pragmatisme contemporain, n’a pas assez de sarcasmes pour Platon, pour son monde réel au delà des phénomènes, pour son monde vrai au delà des apparences. Si la réaction anti-platonicienne triomphait, la haute philosophie spéculative, qui poursuivait le réel et le vrai, aura bientôt disparu au profit de la technique scientifique, morale ou sociale, qui n’atteint que le « commode » ou le « pratique.»

Heureusement, la philosophie spéculative est loin de disparaître, surtout en France, où, depuis quarante ans, elle a pris le plus remarquable essor.

Depuis un certain nombre d’années, chez quelques-uns, elle revêt une forme nouvelle ou en apparence nouvelle ; elle devient une métaphysique d’intuition et de sentiment, superposée à la philosophie d’action et de pratique que soutiennent les pragmatismes. Les abus d’une méthode faussement scientifique, qui prétendait traiter les choses morales comme les choses matérielles et qu’on a justement appelée le scientisme, ont provoqué l’excès contraire : le retour au sentiment immédiat comme vrai moyen de connaissance, non plus scientifique, mais philosophique.

D’après les partisans de cette méthode, la tâche de la métaphysique future serait de substituer l’intuition et l’instinct, vrais révélateurs de l’absolu, aux procédés ordinaires de réflexion, d’observation intérieure, d’induction, d’analogie, de déduction, qu’on a jusqu’ici considérés comme les seuls capables d’établir une interprétation intelligible du monde. L’essentiel, en philosophie, serait de restaurer chez l’homme les facultés divinatrices des animaux, uniquement guidés, semble-t-il, par leur sagesse instinctive. Dans la philosophie première, l’intuition remplacerait ou compléterait la réflexion, la sympathie suppléerait à la comparaison et à l’analogie, l’instinct à l’induction et à la déduction. Tous les procédés laborieux d’analyse et de synthèse préconisés par. les auteurs de « Discours de la Méthode » ou de Regidæ ad directionem ingenii ne seraient qu’un exercice préliminaire, d’ailleurs utile et même indispensable, pour aboutir à la grande question : Comment vivez-vous