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entourent mes mollets, et me voilà à califourchon sur les épaules d’un de mes prétendus amis. J’avais beau prier, conjurer, tout fut inutile ; il fallut subir toute cette belle distinction. Je fus porté ainsi, passant d’un dos sur un autre, car chaque fois que le porteur était fatigué, il se courbait, retirait sa tête d’entre mes jambes et un autre le remplaçait. La promenade dura des heures par toutes les rues de Paris et me fatigua au point que je demandai qu’on me laissât me reposer dans un café. On le fit et je me crus sauvé. Mais point du tout ; on m’attendait à la porte et ma cavalcade improvisée recommença. Ce n’est qu’au déclin du jour que j’arrivai tout éreinté dans ma rue d’Enfer. Je vous assure, mesdames, que ce n’est point la manière de voyager la plus commode, ni la plus agréable.


28 novembre. — Les troubles qui ont éclaté à Lyon ont pris, depuis le 23, un caractère des plus alarmans. Ce n’est plus une simple émeute, c’est l’insurrection de la plus grande ville de France après Paris. Le Duc d’Orléans nous a quittés vendredi dernier avec le maréchal Soult pour se mettre à la tête de l’expédition contre les insurgés. Nous avons eu depuis des nouvelles de son arrivée, mais seulement par le télégraphe. Le maréchal veut réunir 50 000 hommes avant d’entrer dans la ville. Les personnes dignes de foi disent qu’il en faudrait 80 000 pour prendre Lyon en ce moment.

Il paraît que le gouvernement a été, quoi qu’en dise M. Casimir Perier, d’une imprévoyance incroyable. On l’avait averti d’avance que des troubles éclateraient, et cependant pour garder cette immense ville, il n’y avait que quinze cents hommes de troupes de ligne. La garde nationale, composée surtout d’artisans, ne pouvait être d’une grande utilité en cas d’émeute. : Jamais insurrection n’a été mieux dirigée ; les organisateurs avaient eu soin d’attendre que la ville fût approvisionnée pour l’hiver ; en outre, depuis longtemps, on incitait les ouvriers à se soulever en les engageant à réclamer le relèvement des salaires, alors que déjà les chefs payaient la main-d’œuvre si cher que plusieurs avaient fait banqueroute et que les autres ne se soutenaient qu’en congédiant nombre de leurs ouvriers.

Parmi les troupes de ligne, il y en a eu qui ne voulaient pas combattre ; celles qui obéissaient furent bientôt cernées ; l’arsenal a été pillé, l’Hôtel de Ville pris d’assaut. Dès ce