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bien, le dey comprit qu’il était question d’un Turc et en demanda l’explication à son interprète ; celui-ci lui traduisit la phrase. Alors, le dey se lève et sort pour se réfugier dans l’autre pièce. Dom Pedro, placé à côté de lui, en riait sans se gêner le moins du monde. Les dames de la Cour et toutes les autres personnes dans la salle, usèrent de plus de ménagement. Le quintetto fini, le dey reparut dans la salle. S’étant fait présenter à notre cousin, il lui fit demander par l’interprète des nouvelles de sa précieuse santé, à quoi l’ambassadeur lui fit répondre qu’il était fort sensible à sa politesse et que, grâce au ciel, sa santé jusqu’à présent ne lui donnait pas la moindre inquiétude. Le dey en parut très satisfait, et son bourreau honoraire fit une profonde révérence à cette occasion. Il parait en avoir une grande habitude.

Au moment où j’entrais dans la salle du trône, j’aperçus de loin la belle duchesse de Vallombrosa que je n’avais pas encore vue depuis son mariage, et je voulus m’approcher d’elle pour lui faire mes complimens. Ne voilà-t-il pas que ce grand bourreau de Turc me barre le chemin de concert avec son maitre. Moi, ne pensant pas plus aux Turcs en ce moment qu’au Grand Mogol, l’aspect de tous ces turbans et poignards (le bey de Tunis s’y trouvant aussi avec son neveu) me fit reculer de trois pas au moins ; ces messieurs en profitèrent pour me faire des révérences jusqu’à terre ; j’en fis de même, en les imitant, ce qui fit sourire les dames qui nous entouraient.


29 octobre. — Voici le récit que j’ai entendu M. de Chateaubriand faire chez Mme de Jumilhac. Il était question de son entrée triomphale à Paris lors des glorieuses journées.

— Ah ! quel jour que celui-là ! disait-il. Savez-vous ce que c’est que d’être porté en triomphe par le peuple ? Je m’en vais vous en donner une idée. J’étais descendu de voiture, car on ne pouvait entrer à Paris autrement qu’à pied : on me reconnut ; d’abord je ne fus suivi que de quelques polissons qui criaient de toutes leurs forces : « Vive Chateaubriand ! » Ne pouvant les en empêcher, je cherchais à me dérober à ces ovations en passant par des rues moins populeuses ; mais la foule devenait toujours plus grande derrière moi ; bientôt j’en fus entouré et pressé de tous les côtés. Brusquement, une tête assez mal peignée s’introduit entre mes jambes, deux bras vigoureux