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régime s’était un peu adouci. Mais la délation était toujours dans l’air. Enveloppé par cette atmosphère de défiance, d’hypocrisie, de vénalité et de cruauté, nul doute que le Carthaginois ne se soit livré à d’amères réflexions sur la corruption romaine. Si brillante que fût sa façade, l’Empire n’était pas beau à voir de près.

Surtout, il avait la nostalgie de son pays. Lorsqu’il se promenait sous les ombrages du Janicule ou des Jardins de Salluste, il se disait déjà à lui-même ce qu’il répétera plus tard à ses auditeurs d’Hippone : « Prenez un Africain, mettez-le dans un lieu de fraîcheur et de verdure, il n’y restera pas. Il faut qu’il s’en aille et qu’il revienne à son désert brûlant. » Lui, il avait mieux à regretter qu’un désert brûlant. Devant la Ville d’or étendue à ses pieds et l’horizon des monts Sabins, il se remémorait la douceur féminine des crépuscules sur le lac de Tunis, l’enchantement des nuits de lune sur le golfe de Carthage, — et cet étonnant paysage, que l’on découvre du haut de la terrasse de Byrsa, et que toute la grandeur de la campagne romaine ne pouvait lui faire oublier,


II. — LA SUPRÊME DÉSILLUSION

Le nouveau professeur avait fini par trouver un certain nombre d’élèves, qu’il réunissait chez lui : il pouvait vivre à Rome, — sinon y faire vivre la femme et l’enfant qu’il avait laissés à Carthage. En cela, son hôte et ses amis manichéens lui avaient rendu de fort utiles services. Quoique réduits à cacher leurs croyances, depuis l’édit de Théodose, les manichéens étaient nombreux dans la ville. Ils formaient une Église occulte, fortement organisée, et dont les adeptes avaient des intelligences dans toutes les classes de la société romaine. Augustin s’y présenta peut-être comme chassé d’Afrique par la persécution. On devait des compensations à ce jeune homme, qui avait souffert pour la bonne cause.

Celui qui l’aida le plus à se faire connaître et à recruter des étudians fut son ami Alypius, « le frère de son cœur, » qui l’avait précédé à Rome, pour y suivre des cours de droit, selon le désir de ses parens. Manichéen lui-même, converti par Augustin, appartenant à une des premières familles de Thagaste, il n’avait pas tardé à occuper dans l’administration impériale