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Corneille donna les Horaces et Cinna. La tragédie des Horaces n’était belle qu’en partie, Cinna l’était presque en tout ; mais ces beautés étaient à lui : le théâtre espagnol ne pouvait en fournir le canevas. Ce n’est pas ici le lieu de faire des dissertations, mais en suivant l’histoire des arts, me sera-t-il permis de dire que ce genre de beauté avait été inconnu à tout le reste de la terre ?

Les Grecs qui inventèrent la tragédie et qui la perfectionnèrent à quelques égards, ne traitèrent guère que les infortunes des héros fabuleux ; mais jusqu’à Corneille, personne ne sut faire parler les grands hommes, les héros véritables, et ils furent plus héros, plus grands hommes dans Corneille qu’ils ne l’avaient été dans leur vie.

Je ne veux point répéter ici ce que tant de critiques habiles ont écrit et ce que tout le monde sait sur les autres ouvrages de ce père de la scène française, sur son sublime et sur le grand nombre de ses chutes, sur ses traits brillans, mais noyés dans les déclamations qu’on lui reproche aujourd’hui, sur l’amour, qu’il ne traita jamais d’une manière bien intéressante que dans le Cid, et qui, si vous en exceptez deux scènes de Polyeucte, languit dans ses meilleures pièces, sur l’incorrection de son style, enfin sur tous les défauts qui font que, de trente de ses pièces, il n’y en a guère que quatre ou cinq qu’on puisse représenter aujourd’hui.

Le sublime qui se trouve dans ce petit nombre d’ouvrages éleva le génie de la nation.

Rotrou, son contemporain, mais plus vieux que lui, et que Corneille appelait son père, devint son disciple. Il fit en 1648 son Venceslas, dont le premier et le quatrième acte sont excellens et font passer le reste de l’ouvrage. Il est vrai que la pièce était imitée de l’Espagnol François de Roxas, mais elle est écrite dans le goût de Corneille.

Il manquait à la perfection du théâtre un art au-dessus du sublime, celui de faire verser des larmes. Racine vint dans la décadence de Corneille et atteignit quelquefois à ce but de l’art. N’ayant pas encore vingt ans et portant la soutane sous laquelle il avait été élevé à Port-Royal-des-Champs, il composa la tragédie de Thêagène et Chariclée qui n’a jamais vu le jour, puis, en 1665, les Frères ennemis, et enfin tous ces chefs-d’œuvre qui passeront à la dernière postérité.