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Cette salle du Palais-Royal qui, toute mal construite qu’elle est, sert pourtant de témoignage à sa magnificence, fut bâtie en 1634 pour faire jouer plusieurs tragédies auxquelles il avait part. C’était lui qui en inventait le sujet ; il le disposait en cinq actes quelquefois il en composait un en vers ; quelquefois il donnait les cinq actes à faire à cinq auteurs. On peut juger ce que c’étaient que des tragédies de pièces rapportées, inventées par un ministre occupé de tant de soins, et travaillées par des mains différentes. Corneille eut le malheur d’être quelque temps de cette société ; il avait pour compagnons Colletet, l’Estoile, Scudéry ; mais rien ne pouvait gâter tout à fait le talent de Corneille. Il fit donc le Cid sans consulter la société et il lui déplut, ainsi qu’au protecteur. On sait avec quelle hauteur chagrine, soutenue de quelques bonnes raisons et de beaucoup de mauvaises, Scudéry écrivit contre le Cid ; on sait que le cardinal de Richelieu, qui penchait trop pour Scudéry, voulut que l’Académie jugeât entre Scudéry et Corneille ; il paraît évidemment que le cardinal trouvait le Cid mauvais en tout, puisqu’il écrivit de sa main : « La dispute sur cette pièce n’est qu’entre les ignorans et les doctes. » Il était en effet assez savant pour connaître toutes les règles violées dans le Cid ; il était, comme poète, jaloux du succès, et, comme premier ministre, il ne goûtait pas ces beautés de sentimens qui demandent un cœur tendre pour être senties.

Il paraît par le petit ouvrage de l’Académie que si, au lieu de s’en tenir à juger les critiques de Scudéry, elle eût examiné toute la pièce, elle aurait donné une bonne poétique du théâtre. Le jugement de l’Académie est encore aujourd’hui confirmé par celui du public. Cet exemple prouve manifestement qu’il est très faux qu’il y ait moins de bons connaisseurs en poésie que de bons poètes. C’est un paradoxe avancé tous les jours, mais réfuté par cet ouvrage de l’Académie. Chapelain et Desmarets, les plus mauvais poètes de ce temps, furent ceux qui eurent le plus de part aux observations sur le Cid, tant la distance est immense entre la connaissance et le talent.

On sait que, malgré le cardinal de Richelieu et malgré l’Académie, tout le monde disait communément en France quand on voulait louer quelque chose : Cela est beau comme le Cid ; mais l’année 1639 vit deux ouvrages qui firent oublier le proverbe. Cette année fut une grande époque pour l’esprit humain.