Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 15.djvu/139

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le théâtre, quand l’honnêteté y règne et que l’art approche de sa perfection, devient la partie de la littérature la plus brillante. Il est l’école de la jeunesse, il entretient le goût de l’âge mûr, il attire les étrangers dans un État. Ce qui contribue le plus encore à sa gloire, c’est qu’il rassemble les mérites divers de presque tous les autres genres de poésie. Le théâtre français ne méritait avant Corneille aucun de ces éloges, le seul homme de quelque génie qui travaillât alors était Rotrou, mais il n’avait pas un génie assez fort pour n’être pas disciple de son siècle. Mairet, en 1635, purgea le premier la scène française des irrégularités qui s’opposaient fondamentales. Il rappela la règle d’Aristote, de ne pas étendre au delà d’un jour une action théâtrale. Sa Sophonisbe, longtemps goûtée, fut asservie à cette loi, mais à quoi sert la régularité sans génie ? Il en faut un très grand pour changer l’esprit du siècle, et ce changement ne se fait jamais tout d’un coup.

On sait que Corneille commença sa carrière en 1625 par des comédies qui sont autant au-dessous des plus médiocres de nos jours qu’au-dessus de tout ce qu’on faisait alors. Ce qui dut, il me semble, frapper davantage, c’était le talent de dire en vers sa pensée, talent jusqu’alors presque inconnu au théâtre et très rare en poésie. Par exemple, on a rarement eu depuis lui des morceaux plus naturels que ce discours d’une jeune personne que je rencontre dans la Suivante :


Si tu m’aimes, ma sœur, agis ainsi que moi
Et laisse à tes parens à disposer de toi.
Ce sont des jugemens imparfaits que les nôtres,
Le cloître a ses douceurs, mais le monde en a d’autres,
Qui pour avoir un peu moins de solidité
N’accommodent que mieux notre instabilité.
Je sais qu’un bon dessein dans le cloître te porte
Mais un dépit d’amour n’en est pas bien la porte.
Et l’on court grand hasard d’un cuisant repentir
De se voir en prison sans en pouvoir sortir.


Le plus grand vice de ces pièces est la froideur. Elles étaient au-dessus de son siècle, mais indignes de l’auteur. Son génie qui s’était mépris se jeta enfin dans le tragique. Il ne vola, dans sa Médée, qu’avec les ailes des Latins, et il se servit beaucoup de celles des Espagnols dans le Cid joué en 1637. Tous les défauts de cet ouvrage qui est le fondement du théâtre tragique en