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Mais ces libertés sont rares, ses jeux de mots sont plus rares encore, et il faut remarquer que celui qui lui est reproché par Despréaux dans sa Joconde est dans la bouche d’un hôtelier.

Je sais qu’un poème tel que le Roland furieux, bâti d’un amas de fables incohérentes et sans vraisemblance, n’est pas comparable à un véritable poème épique, chez qui le merveilleux même doit être vraisemblable. Ces fictions romanesques, telles que celles des anciens ouvrages de chevalerie, telles que nos Amadis ou les contes persans, arabes et tartares, sont par elles-mêmes d’un prix médiocre ; premièrement, parce qu’il n’y a de beau que le vrai ; secondement, parce qu’il est bien plus aisé de travailler en grotesque que de terminer des figures régulières. Aussi ce n’est pas cet amas d’êtres de raison gigantesques qui fait le mérite de l’Arioste, c’est l’art d’y mêler des peintures vraies de toute la nature, de personnifier les passions, de conter avec un naturel ingénieux que jamais l’affectation n’altère, et enfin ce talent de la versification qui est donné à un si petit nombre de génies. Je ne traduirai rien de lui parce qu’il est trop connu[1], je dirai seulement : il est presque impossible de le traduire tout entier en vers français, et c’est ne le point connaître que de le lire en prose[2].

Le Trissin, né au temps de l’Arioste et qui fut un des favoris de Léon X et de Clément VII, fut un des restaurateurs ardens de l’antiquité ; il n’avait pas ce génie fécond et facile, ce don de peindre, ces finesses de l’art que la nature avait prodigués à l’Arioste ; mais, nourri de la lecture des Grecs et des Romains et faisant suppléer le goût au génie, il ressuscita le théâtre tragique par sa Sophonisbe, qui est encore estimée, et il donna quelque idée des poèmes épiques dans son Italia liberata da Goti. On lui doit l’usage des vers non rimes que les Italiens ont toujours employés depuis sur le théâtre comme plus propres au dialogue :

  1. Voltaire en a traduit plusieurs passages dans l’article Epopée du Dictionnaire philosophique.
  2. Essai sur les mœurs, chap. 121 : « Si l’on veut mettre sans préjugé dans la balance l’Odyssée d’Homère avec le Roland de l’Arioste, l’Italien l’emporte à tous égards ; tous deux, ayant le même défaut, l’intempérance de l’imagination et le romanesque incroyable. L’Arioste a racheté ce défaut par des allégories si vraies, par des satires si fines, par une connaissance si approfondie du cœur humain, par les grâces du comique, qui succèdent sans cesse à des traits terribles, enfin par des beautés si innombrables en tout genre, qu’il a trouvé le secret de faire un monstre admirable. »