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lorsqu’il n’y avait encore aucun bon auteur prosaïque en langue vulgaire. Toutes les nations ont commencé à se signaler par la poésie avant de réussir dans la prose.

Homère est longtemps avant Thucydide, Térence florissait avant que Rome eût un orateur. Il en fut de même à la renaissance des lettres. Ne serait-ce point parce qu’on écrit en prose trop aisément et que l’esprit se contente alors de l’incorrect et du médiocre ; mais, dans la poésie, la contrainte force l’esprit à se recueillir davantage, à chercher des tours et des pensées, car dans la littérature comme dans les affaires, les grandes choses naissent des grands obstacles.

On ne peut pas dire que le poème du Dante soit fondé sur le bon goût. Ce qui fait dans l’Enéide les deux tiers du sixième chant est chez le Dante le sujet de près de quatre-vingt-treize livres. Il rencontre Virgile à la porte des Enfers, le grand poète latin est dans ces lieux souterrains avec Homère, Orphée, Platon, Socrate, Démosthène, Cicéron et tous ceux qui, ayant été vertueux sans être instruits du mystère de la rédemption, ne sont ni reçus dans le ciel, ni confondus avec les damnés. Virgile apprend au Dante qu’à peine était-il arrivé dans ces lieux mitoyens qu’il vit un homme divin forcer les portes des enfers et amener au ciel en vainqueur les âmes de plusieurs justes[1].

La longueur du poème, la bizarrerie et l’intempérance d’une imagination qui ne sait pas s’arrêter, le mauvais goût du fond du sujet n’empêchèrent pas que l’Europe ne lût avidement l’ouvrage et que dans toutes les éditions on ne donnât à l’auteur le nom de divin. Il est vrai que ses vers ont souvent de l’harmonie et de l’élégance, que son style est naturel, que ses images sont variées, qu’il est souvent naïf et quelquefois sublime, mais ce qui contribua le plus à sa vogue, ce fut le plaisir malin qu’eurent les lecteurs de trouver dans un ouvrage bien écrit la satire de leur temps.

Le Dante met en enfer et en purgatoire beaucoup de personnages connus dont il transmet les actions à la postérité, il parle même des plus grands intérêts de l’Europe, et surtout des querelles entre le Sacerdoce et l’Empire. En voici un exemple qui peut donner une idée de son style et de sa manière de penser.

  1. Cf. Dictionnaire philosophique, art. Dante : « Virgile lui raconte que peu de temps après son arrivée en enfer, il y vit un être puissant qui vint chercher les âmes d’Abel, de Noé, d’Abraham, de Moïse, de David. »