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Voltaire lui fit voir en conséquence la gloire qu’il y aurait à elle d’appliquer son génie à l’histoire. Elle se défendait par de bonnes raisons. « Que m’importe, disait-elle, à moi Française vivant dans ma terre, de savoir qu’Égil succéda au roi Haquin en Suède et qu’Otoman était fils d’Ortogul ? Je ne vois dans l’histoire que de la confusion et des récits de bataille, dans lesquelles je n’apprends pas seulement de quelles armes on se servait pour se détruire. — Mais, disait-il, si parmi tant de matériaux bruis et informes, vous choisissiez de quoi vous faire un édifice à votre usage ; si vous faisiez de ce chaos un tableau général et bien articulé ; si vous cherchiez à démêler dans les événemens l’histoire de l’esprit humain ? » Cette idée lui plut, comme philosophique ; et « le respectable Bossuet » ayant terminé son histoire à Charlemagne, il fut convenu qu’on prendrait l’histoire universelle à cette époque, et qu’on la conduirait au siècle de Louis XIV pour lui servir d’introduction. Le poète commença de Ure Puffendorf, et dans un séjour qu’il dut faire à Bruxelles pour un procès de la marquise, il trouva les plus grands secours chez M. de Witt, petit-fils du Grand Pensionnaire, et possesseur d’une des plus riches bibliothèques de l’Europe.

L’étude du moyen âge était très ingrate, celle surtout qui touche aux disputes de l’Église romaine et de l’Église grecque, aux querelles du Sacerdoce et de l’Empire. Voltaire ne se retrouvait avec plaisir que dans l’histoire des sciences et des arts. Cette partie, dit-il, devint son principal objet ; bientôt il dirigea ses recherches sur les peuples de l’Orient, « dont tous les arts nous sont venus avec le temps » et dont Bossuet n’avait presque rien dit. Il s’aperçut que « dans nos siècles de barbarie et d’ignorance qui suivirent le déchirement de l’Empire romain, nous reçûmes presque tout des Arabes : astronomie, chimie médecine, arithmétique, algèbre, géographie… Plusieurs morceaux de la poésie et de l’éloquence arabe me parurent sublimes et je les traduisis ; ensuite, quand nous vîmes tous les arts renaître en Europe par le génie des Toscans et que nous lûmes leurs ouvrages, je fis autant que je le pus des traductions exactes en vers des meilleurs endroits des poètes des nations savantes. Je tâchai d’en conserver l’esprit. En un mot, l’histoire des arts eut la préférence sur l’histoire des faits[1]. »

Dès 1742, Voltaire était à même d’envoyer un morceau de son histoire au Grand Frédéric, qui la trouva « réfléchie, impartiale, dépouillée de tous les détails inutiles. » En 1745, patronné par Mme de Pompadour, nommé historiographe et sur le point d’entrer enfin à l’Académie, il hasarda de donner au Mercure, sous le titre de Nouveau plan d’une histoire de l’Esprit humain, quelques morceaux sur la Chine et les

  1. Préface du tome troisième de l’Abrégé de l’Histoire universelle, chez Walther à Dresde, 1754.