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l’amour civique, le patriotisme, l’héroïsme ; le respect du droit et de la loi, la haine de la force oppressive que les juristes ont infiltrée peu à peu dans le sang bouillant de notre race, la charité, la miséricorde, la douceur, l’horreur des divertissemens cruels, toutes les vertus qui nous ont été enseignées par le Christ et par le christianisme ; et enfin ce sentiment des droits de l’homme, qui a été créé par la philosophie du XVIIIe siècle et par la Révolution française. Or, en combinant le civisme et l’héroïsme des anciens avec les sentimens chrétiens et avec ceux, tout récens, de la Révolution, n’avons-nous pas créé ainsi une morale plus riche et plus haute, une morale capable de tenir la balance entre la guerre et la paix, l’action et la pensée, la pitié et la justice, la liberté et l’autorité ? Par conséquent, ne pouvons-nous pas dire que nous avons accompli un progrès ?

Il se tut, attendant un signe d’assentiment. Ce signe lui étant venu de Cavalcanti, il continua :

— Donc, le progrès ne consisterait pas seulement à créer de nouveaux principes de vérité, de beauté ou de vertu ; il consisterait encore à les conserver (et cette conservation, messieurs les historiens, devrait être votre principal office) au moins dans la mesure du possible. Car, si les anciens principes sont éliminés par les nouveaux, il y a bien changement, mais il n’y a pas gain ou progrès, puisque nous n’avons aucun moyen de démontrer que les nouveaux valent mieux que les anciens.

— Mais alors, objecta Cavalcanti, ce qu’il faut pour progresser, c’est non pas s’imposer des limites, c’est au contraire élargir les limites, le détroit, le canal, autant qu’on le peut...

— Naturellement : car l’infini pèse sur notre esprit et le tourmente. Élargir les limites, oui ; mais détruire les berges du canal, non pas !...

— Soit ! reprit Cavalcanti. Mais vous venez de me donner raison : nous devons nous efforcer d’avoir des nerfs pour tous les arts et pour toutes les écoles, dilater notre capacité de comprendre et de jouir par tous les moyens, c’est-à-dire aussi par l’Esthétique.

— Avec discrétion et discernement, je l’ai déjà dit l’autre jour et je le répète. Connaître et conserver le plus grand nombre possible de modèles, oui ; mais non en créer un trop grand nombre et trop vite ; ni les changer trop souvent ; ni s’en faire une cible pour s’amuser à les renverser et à les redresser ; ni