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pour le Cérémonial, pour le code chevaleresque, pour la morale sexuelle, pour les décorations, les titres de noblesse, les honneurs académiques. Bref, nous sommes d’accord. Et néanmoins, ingénieur, permettez-moi de vous rappeler que toutes ces conventions, puisqu’elles reposent sur des principes limités, s’épuisent et doivent être renouvelées continuellement. Je ne fais ici que répéter vos propres paroles. De temps à autre, chaque peuple doit réveiller ses formules esthétiques, juridiques, morales. Or donc, ne serait-ce pas la raison pour laquelle, de temps à autre, nous cédons, comme vous disiez, à la tentation de nous tourner en arrière pour voir la force qui nous meut ? Notre époque est plus plastique que celles qui l’ont précédée ; et pourquoi ? Comparez les civilisations endiablées qui, comme la nôtre, font, je vous l’accorde, un abus de la philosophie et de la critique, avec l’état stagnant des sociétés musulmanes, où l’esprit critique et philosophique n’a pu naître... En somme, l’esprit critique, et la philosophie qui en est l’organe paraissent être la source première de la perpétuelle rénovation du monde. Par conséquent aussi, elles sont la source du progrès...

— Oui, répondit Rosetti, si le progrès existe. Mais vous rappelez-vous nos longues discussions qui n’ont pas réussi à manifester en quoi il consiste ?

Et Rosetti se leva. Le repas était fini. Nous prîmes nos manteaux, nos casquettes, et nous allâmes fumer sur le pont. Les matelots nous dirent que nous étions en pleine Méditerranée ; mais pour nous rendre compte de notre position, nous regardâmes en vain, dans la nuit obscure et impénétrable. D’ailleurs, il ne faisait pas trop froid, et, protégés par nos manteaux, Rosetti, Cavalcanti et moi, nous pûmes continuer avec plaisir la conversation. Quant à Alverighi, il était parti avec Vazquez. Ce fut Cavalcanti qui reprit la parole en faisant observer qu’assurément il n’était pas facile de définir le progrès ; mais il lui semblait impossible de mettre en doute que notre facilité à comprendre et à créer de nouvelles formes de beauté, de nouvelles idées et de nouveaux principes de morale, fût en soi une bonne chose. Rosetti prétendait-il le nier ?

— Oui et non, répondit l’ingénieur, d’une voix lente et en branlant la tête. Oui, si les formes nouvelles s’additionnent, pour ainsi parler, aux anciennes ; non, si elles prennent la place des anciennes et les anéantissent.