Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/949

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui manda l’ordre d’avoir à s’éloigner de Rome. Le vieillard déchira la cédule sous les yeux de l’envoyé du tribun et s’écria : « Si ce fou me met en colère, je le ferai précipiter par les fenêtres du Capitole ! » La menace ayant été rapportée à Rienzi, celui-ci s’empressa de faire sonner le tocsin. Tout le peuple courut aux armes. D’heure en heure, le tumulte croissait. Considérant le péril et le petit nombre de ses hommes, le vieux Colonna remonta à cheval, suivi seulement d’un serviteur, et sortit de la ville par la porte de Saint-Laurent. Arrivé à la basilique, il pénétra sous le porche, s’assit sur l’un des lions qui soutenaient les piliers de la porte, et, tout en mâchant un morceau de pain amer, il médita la vengeance. Son cœur de fer s’émut-il d’un obscur pressentiment ? Près de lui se courbait l’immense arche de pierre construite jadis par Auguste pour supporter les trois aqueducs : c’était là que, bientôt, allaient être massacrés tous les Colonna, à la grande douleur du vieillard survivant. Avec combien de raison celui-ci avait prophétisé, un soir, maintes années auparavant, comme il cheminait en compagnie de messire François Pétrarque : « Hélas ! renversant l’ordre de la nature, de tous mes fils je serai l’héritier ! » Après quoi, il avait tourné d’un autre côté ses yeux gonflés de larmes.


Et l’Érasme d’Holbein ? me demandera-t-on. Jusqu’à quel point M. d’Annunzio s’est-il approché, dans son image de Rienzi, de l’admirable portrait que lui-même, tout à l’heure, proposait très justement à l’imitation des biographes futurs ? — Que l’on imagine un portrait d’Érasme exécuté avec la minutie scrupuleuse d’Holbein, et ayant avec cela le même air de grandeur qui nous frappe dans le chef-d’œuvre du maître bâlois : mais un portrait où nous n’apercevrions pas de tête, entre le superbe manteau fourré et la non moins superbe toque de velours noir ! Une effigie étonnamment précise, à la fois, et vivante, toute constituée de menus traits dont chacun, par l’effet d’une adresse technique incomparable, concourrait à produire l’impression totale sans rien perdre pourtant de son attrait particulier : mais, parmi ces détails précieux, une lacune, un espace dont on dirait que le peintre a oublié d’y mettre des couleurs ; et voilà que cet espace vide serait celui où aurait dû nous apparaître le visage du modèle ! D’un bout à l’autre du récit de M. d’Annunzio, Rienzi nous est présenté dans une foule d’attitudes diverses ; et il n’y a pas une de ses paroles, pas un de ses gestes, tels que les ont notés les chroniqueurs de son temps, qui ne revête pour nous une réalité supérieure, sous la main d’un artiste égal vraiment aux plus grands des peintres de la Renaissance. Mais le visage du tribun nous demeure caché ; ou plutôt, derrière son visage comme par-dessous tout le reste de sa figure, nous continuons à ignorer ce qu’a pu être l’âme de Rienzi.

M. d’Annunzio nous assure bien qu’il n’avait point d’âme, n’étant