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Je choisis, un peu au hasard, le portrait du vieux messire Stefano Colonna :


Un cep humain de la plus dure fibre, ce vieillard à présent nonagénaire qui mettait encore le pied à l’étrier sans qu’on l’y aidât, et enfourchait solidement son étalon. Déjà Nicolas IV le minorite l’avait fait comte de Romagne ; et Stefano était entré à Rimini l’année même où Gianciotto Malatesta y transperçait son parent et sa femme. Revenu à Rome, il avait été traîné au Capitole, par le peuple, sur un char de triomphe, et acclamé César avec un cri pareil à celui des cohortes antiques. Puis il avait obtenu la dignité sénatoriale ; il avait combattu par la parole et l’épée pour l’élection du nouveau pape ; il avait vu l’anachorète du Morrone, pâle et tremblant, sur une ânesse que conduisaient deux rois ; plus tard il avait vu Benoit Caetani coiffé de la tiare et s’avançant sur une haquenée blanche qu’entouraient également deux rois écarlates ; il avait soutenu avec tous les siens la colère de taureau du grand prêtre d’Anagni, et opposé aux foudres de Boniface l’orgueil indompté de la colonne droite, emblème de sa maison ; il avait entendu sans se troubler la fureur papale invoquer la chrétienté tout entière, l’appeler à prendre les armes contre la poignée d’hommes enracinés sur le roc inexpugnable de Palestrina ; et enfin il avait laissé derrière lui, sur le chemin de l’exil, la roche cyclopéenne démantelée et rasée comme au temps de Sylla. Quelques-uns, après la ruine de ses tours et de ses remparts, lui avaient demandé : « Et maintenant, Stefano, quelle forteresse te reste-t-il ? » A quoi le héros avait répondu en souriant, avec sa main sur sa grande poitrine : « Celle-ci ! » Et une fois de plus son destin avait montré quelle prodigieuse discipline de courage était l’exil, pour les cœurs magnanimes. Avec une obstination atroce, le Caetani avait réclamé à tout prix la tête de l’exilé invaincu ; il avait mis en œuvre tout moyen de promesses et de menaces, d’autorité et d’argent, pour le faire périr, tandis que le malheureux errait de terre en terre, outre-monts, outre-mers, parfois hôte d’un roi, lui-même toujours semblable à un roi, et plus grand à mesure qu’il avait plus d’infortune. Un jour, en territoire d’Arles, étant tombé aux mains d’hommes payés pour le rechercher, et se voyant sommé par eux de dire son nom, sans hésitation il avait répondu : « Je suis Stefano Colonna, citoyen romain ! » avec tant de courage que les sicaires n’avaient pas osé le toucher. Et enfin le prince des nouveaux Pharisiens était mort ; et la colonne de marbre s’était redressée plus superbe, et Stefano était rentré à Rome pour les combats et pour les victoires. Il avait défait les Orsini, soutenu Henri VII contre Robert d’Anjou, donné l’hospitalité au Bavarois, souffert de nouveau le bannissement, mais pour peu de temps, repris les armes au dedans et au dehors des murs, donné constamment aux siens l’exemple de la plus grande audace dans le danger, du plus grand sens dans le conseil, de la plus grande noblesse dans l’exil.

Or, ce puissant vieillard, en entendant la nouvelle, avait chevauché vers Rome, avec la pensée de pouvoir aisément châtier la folie du notaire. Arrivé sur la place Saint-Marcel, tout près de la forteresse des Colonna fondée sur le lieu où l’on brûlait autrefois les cadavres impériaux, il s’arrêta et dit « que ces choses ne lui plaisaient pas. » Le lendemain matin, Cola di Rienzo