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En voyant pour la première fois le portrait d’Érasme peint par Hans Holbein, lorsque tu viens de lire l’Éloge de la Folie, les Colloques, et le recueil des Adages, tu crois vraiment avoir devant toi la figure tout entière du philosophe de Rotterdam, en chair et en esprit ; et il te semble la découvrir soudain, quasi dans un éclair imprévu de raison et de révélation, telle que n’avait pas réussi à te la faire apparaître ta patiente étude des œuvres d’Érasme. Peut-être l’image laissée en toi par cette étude ne différait-elle pas beaucoup de celle de maints autres érudits en toque de velours et en manteau de vair qui jadis, dans la vieille Bâle des imprimeurs, s’occupaient à préparer les éditions d’un Jean Froben : comme par exemple ce Sébastien Brandt, jurisconsulte et comte palatin, qui, sous le poids des Pandectes, savait sourire un peu à la manière d’Érasme, et dont la Nef des Fous avait même inspiré à ce dernier l’idée de son Éloge. Mais voici que, tout d’un coup, l’ami d’Alde Manuce et de Pierre Bembo revêt devant toi l’apparence d’un homme incomparable et inimitable, ne ressemblant à aucun autre, fixé à jamais dans ses propres vérité et éternité ! Regarde-le ! Il est là de profil, coiffé de sa toque noire, en train de couvrir de son écriture une feuille appuyée sur un volume à la reliure rouge. Sous l’effet de l’attention, ses paupières s’abaissent sur ses yeux ; la bouche close, avec des replis profonds aux angles, est pleine de sagesse, de prudence, et d’ironie ; le nez, long, mais sans chairs, aux narines larges et délicates, est comme le siège visible d’un sens aigu et toujours en éveil, qui perçoit, parmi les changemens de la vie, jusqu’à la sensation des souffles les plus ténus. Des deux mains, l’une manie la plume avec l’aisance de l’habitude ; l’autre, chargée de bagues, maintient la feuille sous les doigts, également clos ; et toutes deux vivent, expertes et calmes, dans leur exercice de chaque jour. Peut-être écrivent-elles le commentaire de l’adage : Nihil inanius quam mulla scire ? ou bien une épitre, flatteuse, mais adroitement réservée, à Léon X, ou à Adrien IV, ou à Charles-Quint ? En tout cas, elles vivent autant que le visage, infiniment différentes de toutes les autres mains mortelles, avec leurs doigts potelés, leurs ongles courts, et les plis charnus de leurs paumes, tout de même qu’une feuille agitée du vent diffère des myriades de ses compagnes suspendues aux branches, dans la forêt. Et voici que, en vertu d’un prodige accompli sur un panneau avec des pinceaux et. un petit nombre de couleurs, voici que tu as connu le fameux Érasme non seulement dans la chair, mais dans l’ame, non seulement dans l’aspect, mais dans l’essence ; à tel point qu’il te semble que ce ne sont point les huiles qui ont fourni la matière de cette peinture, mais bien les plus subtils esprits de la pensée humaine ! Et que si maintenant un artiste te représente non plus un homme illustre, mais un obscur, et que s’il te le représente semblablement vivant dans toute son individualité personnelle, avec l’énergie révélatrice du dessin, ton émotion à l’admirer ne sera pas moindre... Aussi sont-ce de tels maîtres que doit invoquer celui qui s’efforce à retrouver le précieux art latin de la biographie, lequel n’est rien autre que l’art de choisir et de mettre en valeur, parmi les traits innombrables des natures humaines, ceux qui expriment le caractère, ceux qui indiquent la part la plus haute ou la plus profonde des sentimens et des actes et des habitudes, ceux qui apparaissent les seuls nécessaires pour graver une image ne ressemblant à nulle autre.