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d’un nouveau jugement universel, trônant au milieu de l’histoire, citera à comparaître devant son tribunal tous les Arts, toutes les Philosophies, toutes les Lois, toutes les Traditions du monde. Or, à entendre ces chansons des anges et les tentations des démons, l’homme s’exalte, s’emporte, délire, secoue les barreaux de sa cage ; il en mesure sans cesse l’étroitesse en la comparant à la grandeur de ses désirs, de ses rêves, de l’infini ; il rêve de s’évader par la brèche des formules universelles. Mais, hélas ! les formules universelles sont, ou personnelles comme celles de Hegel, ou vides comme celles de Kant. Et bientôt le prisonnier s’inquiète, tâtonne, cherche : au lieu de s’abandonner à la force qui le pousse à vouloir, il s’arrête à chaque instant et il se retourne pour voir qui le pousse et qui lui parle, jusqu’à ce qu’il s’avise enfin de découvrir dans les intérêts des hommes, des classes, des États, des Institutions, la puissance qui lui impose des limites ; et alors il confond ces limites momentanées et caduques avec l’essence même de la Vérité, de l’Art et de la Morale. C’est ce que fait la philosophie moderne, qui cherche de tous côtés à étayer par l’intérêt le système croulant de nos opinions. Mais ce sera en vain : une fois le monde réduit à un système d’intérêts, l’homme ne croira plus à rien ; et il se révoltera contre toutes les autorités, contre toutes les traditions, contre toutes les règles, au lieu d’obéir à l’invincible voix qui lui crie du fond des siècles : « Crée des œuvres d’art, et ne fais pas d’esthétique ; découvre des vérités nouvelles, et n’abuse pas de la gnoséologie ; agis noblement, et ne te préoccupe pas de vérifier si l’histoire s’est trompée ou non. »

A cet endroit du discours, et fort mal à propos, la cloche sonna pour le dîner.


XX

Le discours de Rosetti avait fait une vive impression sur moi et une très vive sur Cavalcanti qui, lorsque nous fûmes à table, ne put s’empêcher de dire à Alverighi :

— Où étiez-vous donc, cet après-midi, mon cher avocat ? Quelle belle occasion vous avez perdue !

— Nous voici dans la Méditerranée, répondit l’autre en riant, et je dois songer à mes affaires. Vous savez, ce rapport pour les banquiers de Paris au sujet des terrains de Mendoza...