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droits et des principes en conflit, et pourquoi n’a-t-on trouvé encore aucun aréopage ou tribunal, — pas même la Cour de La Haye, — auquel on puisse recourir contre ses sanglantes et aveugles sentences ? Qu’est-ce qui fait que, si l’on changé de lieu et d’époque, la Beauté s’enlaidit, la Vérité se fausse, la Vertu se corrompt, sans qu’on puisse jamais trouver aucun argument décisif pour démontrer que les uns ont tort et que les autres ont raison ? Pourquoi l’œuvre de l’homme est-elle un immense labeur de Sisyphe que chaque génération doit recommencer ? De ce point de vue, regardez et comprenez ! Tout homme, toute époque, tout peuple sont emprisonnés dans les principes conventionnels et limités de la Vérité, de la Bonté et de la Beauté, où force leur a été de se clore ; et, clos dans ces limites, ils ne peuvent plus voir que d’autres principes où se sont enfermés d’autres hommes sont aussi des formes différentes de la Beauté, de la Vérité et de la Bonté, parce qu’il leur manque le modèle qui leur permettrait de les reconnaître. Aussi prennent-ils pour laideur, mensonge et mal ces autres parcelles du même bien infini qu’ils ne peuvent goûter qu’à leur manière ; et plaignent-ils, haïssent-ils ou méprisent-ils tous ceux qui sont hors de leur propre prison ; et s’efforcent-ils même de les appréhender et de les entraîner dans leur geôle, comme le Cyclope entraînait les captifs dans sa caverne, alors que pourtant une force mystérieuse les incite eux-mêmes à s’en évader. Car chaque principe humain est limité, par conséquent épuisable. Tous ces principes doivent donc être renouvelés périodiquement. L’infini se presse dans l’étroit canal de notre intelligence comme les flots de l’Atlantique se bousculent dans le détroit que nous traversons, et il nous contraint à passer d’une vérité à une autre, d’une beauté à une autre, d’une vertu à une autre, sans trêve. Mais pour nous, ce passage est égarement, souffrance et délire : car autour de la prison où nous sommes rôdent anges et démons. Et les anges, d’une voix suave, nous chantent que, hors de notre prison, s’ouvrent les régions mystiques de l’absolu, les belles prairies qui n’ont ni sentiers, ni bornes, et où les fleurs s’épanouissent à chaque instant dans un printemps éternel. Mais les démons nous chuchotent que notre prison a été construite par l’iniquité, par la sottise, par la tyrannie ; que, si nous en sortons, nous pourrons refaire le monde, le refaire sans limites, sans principes, sans conventions ; et que l’homme, Minos redoutable