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naissant ; on naît méchante, comme on naît brune ou blonde… Mais alors cette méchanceté dont il s’agit n’est pas celle que nous avons tant d’intérêt à connaître parce que nous la rencontrons à chaque instant, chez les autres, — et chez nous-mêmes. C’est une méchanceté exceptionnelle et anormale. C’est un cas. C’est, comme le dit un des personnages, une monstruosité… Cela relève non plus de la psychologie, mais de la pathologie.

Prenons le cas pour ce qu’il est ; admettons que l’auteur ait voulu nous présenter, comme c’était après tout son droit, une de ces déviations accidentelles, une de ces déformations, rares mais possibles, de notre nature. Voilà donc un être chez qui la méchanceté est affaire de naissance et d’instinct. Du premier jour où elle a été elle-même, Gabrielle a agi en conformité avec cette disposition primordiale et essentielle. Elle a commencé toute petite. Gamine, elle a été méchante avec ses petites camarades. Jeune fille, elle a été méchante avec ses compagnes. Femme, elle a continué. Depuis onze ans qu’elle est mariée, elle intrigue et ment ; elle médit, elle calomnie, elle vilipende ; elle trompe les uns, excite les autres, et fait battre des montagnes. Et personne ne s’en est jamais aperçu ! Personne n’a jamais rien soupçonné ! Rien ne l’a trahie ! Dans le rôle de bonté que joue cette méchante, il n’y a pas eu une fissure ! Le mari, l’amie, les amis, continuellement trahis, continuent d’avoir en elle une confiance que rien n’altère ! Cela n’est guère croyable. Il y a de par le monde de méchantes femmes, méchantes comme la gale et qui sont, comme on dit, des « pestes ; » elles font beaucoup de mal et on ne s’en méfie pas assez ; mais on s’en méfie. Il flotte autour d’elles une atmosphère de suspicion et de gêne, un parfum de trahison qui décèle leur présence…

Gabrielle n’est pas un personnage de la vie : c’est un personnage de théâtre, — très connu au théâtre ou dans un certain genre de théâtre. Vous rappelez-vous la dernière scène de la Jeunesse des Mousquetaires ? Agenouillée et frémissante, Milady assiste à sa mise en accusation et entend la liste de ses crimes qu’énumèrent d’Artagnan, Athos, milord de Winter et l’Homme masqué. C’est Milady qui a empoisonné Mme Bonacieux. C’est Milady qui a fait assassiner Buckingham et périr Felton sur l’échafaud. Milady a l’épaule gauche marquée d’une fleur de lys, et la conscience chargée de tous les crimes, car Milady est le traître. Pareille à Milady, Gabrielle a brisé la vie de Pontatuli, ravagé l’existence d’Henriette, brouillé le ménage de Le Guenn, troublé l’intimité de son mari et de la sœur, de son mari : elle est le traître.

Et il fallait que sa qualité de traître fût insoupçonnée de tous. Il fallait