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dans la manière de M. Capus. Parti de la fantaisie souriante et de l’optimisme romanesque, il s’est insensiblement rapproché de la véritable peinture de mœurs qui est faite d’observation clairvoyante et de philosophie désabusée. Quand nous nous livrons à notre imagination, elle nous emporte le plus souvent dans l’absolu : nous nous représentons des êtres animés d’une seule passion, qui les conduit en droite ligne au terme du bonheur ou de la souffrance. C’est la fiction. Les êtres que nous coudoyons sont bien différens : leur caractère inachevé, leurs sentimens à l’état d’ébauche échappent à toute définition trop précise ; leur destinée incertaine et sans cesse contrariée se poursuit à travers mille déceptions, et l’ironie serait trop cruelle de prétendre que tout s’y arrange ; l’irréparable la guette, au contraire ; mais sous la forme où il se présente, sans éclat et sans faste, il est lui-même quelque chose de naturel. C’est la réalité. A quoi servirait de déclamer contre elle ? Nous n’y changerons rien.

Voici une femme, Hélène Ardouin, malheureuse en ménage et qui, comme tant d’autres héroïnes de théâtre, aurait le droit de montrer le poing à la Providence. Elle aimait Sébastien Réal, c’est Pierre Ardouin qu’elle a épousé. Ainsi le lui ont conseillé ses parens, personnes d’expérience. Ce bel homme, ennuyeux et sot, est en outre un coureur. Il trompe sa femme de la façon la plus vile. Celle-ci, qui le sait et sait qu’il n’y a pas de remède, ne s’étonne, ni ne s’indigne, et peut-être même ne souffre pas. Ni révoltée, ni résignée, elle reste indifférente et remplit tant bien que mal le vide de son cœur en s’occupant de sa fille. Les choses auraient très bien pu durer toujours ainsi : on ne compte pas le nombre de ces existences sans joie, qui s’écoulent sans secousse et vont, sans incident, jusqu’à une fin sans regret. Encore faut-il prendre garde à la dernière goutte, qui risque de faire déborder la coupe d’amertume. Pierre Ardouin à tant d’outrages en ajoute un, cette fois trop violent. Il enlève la fille de l’aubergiste. Pour échapper au scandale qui va la narguer dans tous les commérages de la province, Hélène Ardouin quitte la petite ville où elle a vécu jusqu’alors, pour venir se réfugier à Paris.

Le mariage sans l’amour ne lui a pas réussi ; sera-t-elle plus heureuse par l’amour sans le mariage ? Car il va sans dire qu’à Paris, elle retrouve Sébastien Réal et devient sa maîtresse. Mais combien celui-ci diffère de nos habituels héros de roman ! Il est pauvre, et c’est dans les récits charmans et démodés d’Octave Feuillet que la situation de jeune homme pauvre a je ne sais quoi d’enivrant. Dans notre monde moderne et positif, la « faute d’argent » est, presque toujours, laide et