Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/917

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’amour, on en souffre et on en meurt de la même manière ; nulle part on ne parle d’amour comme dans ce pays-ci. Chez aucun autre peuple l’amour ne rend si éloquent et si spirituel. Toute notre littérature est à base d’amour, parce que notre amour est déjà littérature. C’est pourquoi nous avons tout de suite reconnu et compris Cyrano. C’est par là qu’il est dans la tradition, et non pas plutôt du XVIIe siècle où vécut son modèle que du XIXe où écrivit son poète, mais de tous les siècles où il y a eu des Français. C’est ainsi qu’il est nôtre et qu’il est de chez nous et qu’il est nous.

Après quinze années qui se sont écoulées depuis la triomphale et historique soirée de Cyrano, c’est la première fois que nous assistons vraiment à une « reprise » de l’œuvre célèbre de M. Edmond Rostand. On était curieux, entre lettrés, de savoir quel effet elle produirait, dans des conditions nouvelles, à un autre moment de notre littérature, dans une autre atmosphère morale. L’épreuve a tourné à son plus grand honneur. Bien des choses ont changé pendant ces quinze ans ; la pièce elle-même a changé ; elle changera encore : c’est la loi pour tout ce qui est vivant. Un principe est en elle, qui se développera en s’adaptant chaque fois aux circonstances, au milieu, aux individus. Nous avons reconnu en elle, à des signes certains, cette vie intérieure des œuvres destinées à durer.

J’ai dit, au cours de cet article, combien l’interprétation de M. Le Bargy m’a paru neuve, intéressante, digne d’être étudiée. Le Cyrano dont j’ai essayé de dessiner la silhouette morale est Cyrano tel qu’il nous le montre. Il le dépouille de beaucoup de singularités pour le rapprocher de nous. Il le fait rentrer dans le large courant de l’humanité. Il dégage du rôle l’âme de tendresse et de poésie. C’est une des plus belles créations qu’il ait à son actif, et l’une de celles qui mettent le plus haut un artiste. Mlle Mégard est un peu effacée, mais charmante en Roxane. Ragueneau c’est toujours Jean Coquelin. Les autres rôles sont très honorablement tenus. Il paraît que la décoration et la mise en scène ont été légèrement modifiées. J’avoue ne pas m’en être aperçu : mon attention était ailleurs.


Est-il possible de mettre à la scène une image de la vie telle qu’elle est, ou du moins qu’elle nous apparaît, en dehors de toute déformation conventionnelle, dans son incomplet, dans sa médiocrité et dans sa tristesse ? C’est ce que vient de tenter, avec un art ennemi de toute exagération, de toute déclamation et de tout mensonge, l’auteur d’Hélène Ardouin. J’ai noté naguère ici même l’évolution qui s’est produite